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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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11 septembre 2023. Un soldat marocain réconforte un homme assis sur des décombres dans la zone montagneuse de Tizi N’Test, dans la province de Taroudant, l’une des plus dévastées par le tremblement de terre au Maroc. © Bülent Kılıç/AFP

Séisme au Maroc

Ali Benmakhlouf : “Le peuple marocain exprime la gravité du drame en invoquant la colère de Dieu”

Ali Benmakhlouf publié le 13 septembre 2023 8 min

Le philosophe Ali Benmakhlouf était à Casablanca, dans la nuit de vendredi à samedi, quand la terre a tremblé. Tout en sondant l’état d’esprit du peuple marocain entre douleur, piété et souci de l’action, il formule un appel à faire mémoire de chacune des vies perdues.


 

Je suis à Casablanca quand la terre tremble vers 23h10, vendredi 8 septembre. Je dîne avec un ami et, soudain, je perçois comme un bruit de métro parisien, quand, sur le quai, on entend arriver les rames. Je me trouve dans un bâtiment du centre-ville. Un bloc de béton, au premier étage. Faible écho du tremblement de terre. Je vois la panique dans les yeux de cet ami. Il m’affirme : « C’est un tremblement de terre. » Le temps de le dire, c’est fini. Dehors, les klaxons des voitures retentissent. L’ami repart. Je me mets au lit, c’est peut-être imprudent de rester chez soi. Il est déjà bien tard : plus de minuit.

Je suis profondément endormi quand le téléphone sonne à 1 heure du matin. Ghalia, une proche, m’appelle pour me dire que, dans son quartier, tout le monde est sorti par peur d’une réplique. Elle-même et ses trois enfants se trouvent hors de son domicile. Elle demande de mes nouvelles. Sur les réseaux dits « sociaux », elle a entendu qu’une réplique allait avoir lieu à 2h30. Je lui dis qu’une prévision exacte est, en l’occurrence, impossible. Téléphone encore : Hassan, un homme habitant le sud de Marrakech, me dit que, chez lui, ça a été comme une détonation. Pas du tout comme un bruit de métro. Il tient cependant à me rassurer: autour de lui, sa femme, ses enfants, toute sa famille vont bien. Il vit au sud-sud de Marrakech et non au sud-ouest, là où la grande déflagration s’est produite. Je me rendors.

 

➤ À lire aussi : mais que fait la caverne de Platon sur la façade de l’Opéra Garnier ?

 

Loin de tout

C’est au matin que je prends connaissance du désastre. Le village de Moulay Brahim, au sud-ouest de Marrakech, la ville d’Asni et les villages alentour suspendus sur les flancs de montagne sont proches de l’épicentre du séisme. Je sais par Mohammad, un homme originaire d’un de ces villages et qui travaille à Casablanca, que son village se trouve à 18 kilomètres de la route goudronnée, près d’Asni. 18 kilomètres de piste. Il est engagé depuis longtemps dans l’association Alouhad Tidili, qui se démène pour apporter de l’aide aux habitants du village de Tidili, notamment aux veuves et aux personnes âgées. Pas de route goudronnée. Les gens d’ordinaire manquent de tout : l’association venait de construire une petite crèche pour instruire les enfants et soulager les mères du fardeau de la garde permanente des tout-petits. Les pères vont chercher du travail dans la vallée, dans la ville de Tahannaout. Certains y vont aussi pour scolariser les enfants au-delà du primaire. Ils habitent en général une chambre de 15 mètres carrés : quatre à cinq membres de la même famille. Mohammad déplore qu’ils migrent ainsi vers la ville où ils vivent moins bien, selon lui. Je l’appelle le lendemain du séisme. Il me raconte.

“Tout est détruit, nous n’avons même plus un verre pour boire, pas d’eau non plus”
Un habitant du village isolé de Tidili

 

Ce village, Tidili, composé de cinq hameaux et de trente-six maisons, soit 2 000 personnes à peu près, n’a plus ni eau ni électricité, suite à la déflagration causée par le séisme. On est proche de l’épicentre. Les gens ont communiqué pendant vingt-quatre heures avec lui, puis plus rien : ils ne pouvaient plus charger leurs portables. Ils disaient que dans ce laps de temps les secours ne sont pas venus. Ils disaient aussi : « Tout est détruit, nous n’avons même plus un verre pour boire, pas d’eau non plus. » Tout a dévalé. Beaucoup de disparus. Dans un autre village où les équipes de télévision ont pu accéder, un homme stoïque s’est confié : « Ma femme est morte là, ma mère est morte là », montrant deux endroits proches dans ce qui était une salle et dans ce qui était un logement. Il campe dehors, sans tente, comme des milliers de Marocains, y compris à Marrakech. Les jardins de la ville sont transformés en dortoirs à ciel ouvert.

 

Acceptation et piété

La piété fait dire : « C’est ainsi. » Elle fait dire : « C’est le décret de Dieu. » J’ai souvent entendu des proches prier pour que les décrets de Dieu leur soient doux. Ils ne l’ont pas été cette fois-ci. Les Marocains en général, et les gens de cette région en particulier, sont, dans leur grande majorité, pieux. Ils acceptent. Un ami du village de Moulay Brahim m’a dit dernièrement – il y a un mois à peu près –, qu’une femme du peuple, n’ayant pas grand-chose, avait été questionnée : si vous aviez à choisir votre prénom, vous choisiriez quoi : « Radia » ( « contente »).

“Le destin guide ceux qui acceptent et entraîne ceux qui refusent”
Sénèque

 

Ce n’est pas de la résignation. Plutôt une sorte de « oui » nietzschéen. On est dans une continuité avec la culture grecque ancienne, une culture qui n’a pas que la Méditerranée en partage. « Le destin guide ceux qui acceptent et entraîne ceux qui refusent », écrivait Sénèque. L’Euthyphron de Platon est un dialogue sur la piété : l’ami de Dieu l’est-il parce qu’il est pieux ou est-il pieux parce qu’il est l’ami de Dieu ? Le peuple des montagnes a un islam simple et intense à la fois : Dieu est grand, on fait ce qu’on peut, l’ordre cosmique et l’ordre anthropologique sont entrelacés. On peut agir sur l’un, et on ne le fait pas assez, on peut difficilement agir sur l’autre, quoique l’Anthropocène est passé par là, et l’ordre cosmique n’est pas hors du champ humain.

La montagne est rigoureuse : chaleur, froid, neige, routes enclavées et puis, cette catastrophe. D’ordinaire, la sécheresse frappe durement. À la question « Il a plu dernièrement ? », posée à l’épicier Abdallah du village de Bouazza à 16 kilomètres au sud de Marrakech, dans la vallée de l’Ourika, il m’a répondu : « Il n’y a pas de pluie. Il y a Dieu. » Une sorte de haïku. « La nature nous dorlote », m’avait dit un ami japonais à la suite de la catastrophe de Fukushima. On est au-delà de la litote et de l’euphémisme. Quand, d’ordinaire, on interroge les jeunes gens dès que l’on s’éloigne de 10 kilomètres de Marrakech, dans cette même plaine de l’Ourika que je connais bien, et indépendamment de cette catastrophe, en chœur, ils demandent : « Du transport ! » Les plus chanceux ont des motos chinoises, bas de gamme, légères, allant très vite, très dangereuses, faisant beaucoup de morts. Les morts du trafic routier : véritable drame de l’Afrique qui avait mobilisé, un temps, le Nigérian prix Nobel de littérature Wole Soyinka. Ceux qui n’ont pas de moyen de transport voient à la télévision ce qui se passe près de chez eux.

 

Colère de Dieu, pas celles des hommes

Avec une retenue poignante, les gens expriment leur douleur d’avoir perdu des êtres chers. La colère n’est le plus souvent pas pour eux un sentiment psychologique. Les gens, dans leur majorité, n’expriment pas « leur » colère. Si colère il y a, elle est le plus souvent celle de Dieu. Les Grecs disaient : des dieux. Dieu ne peut pas accepter tant de corruption, tant de choses qui vont mal. Il avertit et punit : avant-goût des tourments éternels.

“En parlant de colère divine, les gens expriment les pathologies sociales en langage sacré”
Ali Benmakhlouf

 

Certains ne manqueraient pas de ranger ces croyances dans la catégorie du « primitivisme ». Mais, en parlant de colère divine, les gens expriment les pathologies sociales en langage sacré, une façon de montrer leur gravité et non une façon de les projeter sur Dieu simplement. Une façon de dire qu’il y a des tragédies évitables, du ressort des êtres humains et qui ne sont pas évitées : la construction des routes, la scolarisation, le respect des droits humains, la protection sociale. Tout cela mérite bien d’être exprimé dans les termes du sacré. À ce sujet, il faut noter une véritable révolution sociale en cours au Maroc en ce moment : l’Assurance médicale obligatoire (AMO), vaste chantier lancé par l’État et qui permettra à tous les Marocains d’accéder à un service de santé. Reste à marteler par les médias la nécessité de s’inscrire à l’AMO et lever la barrière des 15 euros des frais du dossier, qui en dissuadent plus d’un.

Revenons au sentiment de piété et à la colère divine. Il serait déplacé et disons-le, ethnocentrique, de ranger tout cela dans la boîte irrationnelle. L’anthropologue écossais James Frazer l’a pourtant fait à la fin du XIXe siècle. On lance, à tout va, des catégories comme « primitif », « prémoderne », etc. appliquées aux populations qui n’ont pas fait du progrès scientifique un mode de vie. L’écoute des gens, de leurs croyances qui règlent leurs formes de vie permet au contraire de laisser place à un autre paradigme que celui de l’homme psychologique qui prévaut tant dans les pays dits « développés ». Dans ces pays, l’homme psychologique a triomphé de l’homme rationnel, nous dit l’historien de la culture Carl E. Schorske. On espère que ce n’est pas complètement le cas. C’est cet homme psychologique que visent les panneaux publicitaires et la consommation à tout-va.

Ici, dans la montagne marocaine, rien de tel. On éprouve bien sûr des sentiments, mais sans psychologisme, sans se tourner vers sa petite personne en scrutant la moindre supposée souffrance psychique. On se demande plutôt quelle sera l’action. Le sentiment reçoit mais ne fait pas. C’est autour de l’action que tout se passe. À chaque instant, il faut faire face à une urgence vitale, viser le nécessaire et assécher le superflu. Les responsabilités humaines après le désastre : « A-t-on fait tout le nécessaire pour rejoindre les villages les plus reculés ? » La piété ne s’arrange pas de possibles négligences. Elle ne vient pas combler les défaillances humaines. Elle est là pour faire face à l’ordre cosmique, non à l’ordre anthropologique, même si les deux se trouvent mêlés. Aucun pays ne peut faire face, seul, à un tel désastre. Comme souvent dans les tremblements de terre, ce sont les voisins immédiats qui font le plus grand travail, dans le silence, dans le dénuement. Mais dans notre monde actuel, y a-t-il encore de non-voisins ?

 

Qui sont les morts du séisme ?

Un dernier point : quand j’étais membre du Comité consultatif national d’éthique en France, j’avais coordonné avec le néphrologue Bertrand Weil un avis sur le don d’organes. Il nous était très vite apparu que lors du prélèvement post-mortem, le dialogue avec les familles éprouvées par la perte accidentelle d’un être cher permettait de restituer la biographie du mort, de la morte : il, elle, sera prélevé(e), dans l’urgence, par solidarité avec les malades en attente d’une greffe, compte tenu de sa vie qui, dans ses meilleurs moments, fut tournée vers les autres. C’est ce que dit la biographie. Les coordinateurs de greffe font ce travail en France.

“On a besoin de biographies des disparus, pas seulement du nombre, nécessairement abstrait, de morts”
Ali Benmakhlouf

 

Je transpose : les médias rapportent demi-journée après demi-journée, depuis vendredi dernier, le nombre croissant des morts. Mais tous ces morts, ce furent des vies, des noms propres, ils avaient des projets, ils étaient mères, pères, enfants, etc. On a besoin de biographies des disparus, pas seulement du nombre, nécessairement abstrait, de morts. Je lance auprès de tous les journalistes et autres qui liront ce texte le projet de collecter tous les éléments susceptibles de raconter l’histoire des disparus, un par un, une par une. C’est le minimum qui puisse être fait par celles et ceux qui font de l’enquête une quête de vérité.

 

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