Bienvenue dans le XXIe siècle

Depuis quelques mois, Sven Ortoli a le sentiment d’être passé dans le XXI^e siècle. Il ne prétend pas que sa perception soit la bonne, ni qu’elle soit unique. Peut-être avez-vous le sentiment d’y être entré depuis longtemps ? En 1989, avec la chute du mur de Berlin ? Ou à la date fétiche de l’an 2000 ? Après la sidération du 11-Septembre, l’apparition de Facebook ou la crise des subprimes ? Lui en tout cas, c’est maintenant qu’il note cette sensation nouvelle d’avoir changé de monde. Et il s’est demandé pourquoi.

« Qu’est-ce qu’un siècle ? Où commence-t-il, où finit-il ? Alain Badiou s’est posé la question dans un séminaire tenu entre 1998 et 1999. Il examine les encadrements possibles, historiques, techniques, économiques, artistiques ou psychanalytiques. Par exemple, vu depuis l’émergence et la clôture de l’entreprise communiste, le XX^e siècle commence avec la guerre de 14 et la révolution de 17 et se conclut en 1989. Vu comme le déploiement du capitalisme mondial, alors il débute en 1945 et n’est toujours pas clos au moment où Badiou tient son séminaire. Vu du promontoire de la psychanalyse, et si l’on admet, dit-il, que “l’essence du XX^e, c’est la déperdition de la fonction paternelle”, alors le siècle commence avec Freud et – cela, il ne le dit évidemment pas – s’achève avec #MeToo. En substance, Badiou montre donc que les encadrements possibles ont tous leurs vertus, et puisqu’aucun ne l’emporte définitivement sur les autres, il faut une approche différente – qu’il choisit à travers l’analyse d’un poème d’Ossip Mandelstam s’intitulant, justement, Le Siècle. Écrit six années après la révolution d’Octobre, dans la période incertaine qui suit la mort de Lénine et précède l’horreur stalinienne, le poète s’interroge sur ce qu’il sent être un moment de bascule en URSS : “Mais tu as l’échine brisée / Mon beau, mon pitoyable siècle ! / Faible et cruel en même temps / Comme un fauve souple autrefois / Tu regardes stupidement / Les empreintes laissées par toi…”

Je bifurque de l’analyse, pléthorique et passionnante, de Badiou pour en venir à la bascule contemporaine. Il me semble qu’elle est aujourd’hui un fait, pour un tas de raisons. J’en ai retenu cinq.

1) En 2022, les effets du réchauffement ont été tels que les aveugles se sont mis à voir, les paralytiques à marcher et les climatosceptiques à marcher à l’ombre.

2) Le constat post-pandémie, éprouvé au quotidien et parfois dans notre chair, que l’agitation d’un virus à Wuhan peut déclencher une tempête dans la Creuse, et que par conséquent nous avons, nous les Terriens, au-delà des frontières nationales ou culturelles, un destin commun.

3) Le retour, après des décennies de fin de l’histoire et de présentisme, de l’idée de futur – fût-il apocalyptique et concomitamment celui des utopies (et pas seulement des dystopies, donc). Comme l’écrit la philosophe américaine Susan Buck-Morss à propos du XX^e siècle : “Nous ferions bien de ramener les ruines près de nous et d’inspecter attentivement les gravats pour pouvoir récupérer les espoirs utopiques que la modernité a engendrés, car nous ne pouvons pas nous permettre de les voir disparaître.”

4) Le sentiment diffus mais croissant que la question “pourquoi je vis, et à quel horizon” se pose de façon aiguë à l’époque du télétravail et de la “grande démission”.

5) Last but not least, la reconnaissance qu’avec #MeToo, la honte change de camp et que ce changement de perspective va aussi avec un nouveau rapport à la nature.

Il faudrait ajouter la question animale et bien d’autres, et “tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps”, comme l’écrit Mandelstam dans un autre poème. Tout le monde n’a pas l’ouïe aussi fine que lui. Mais en ce qui nous concerne, on change de monde et d’époque quand des comportements scandaleux deviennent des scandales. »

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