Chantal Jaquet : “Toutes les existences sont déterminées, mais ce déterminisme n’est pas la négation de la liberté”
Avec son concept de « transclasses », la philosophe Chantal Jaquet dénonce les mécanismes puissants qui régissent les inégalités sociales. Pour les appréhender, elle suggère une troisième voie, entre l’illusion du volontarisme et la fatalité du déterminisme. Invitée de l’émission d’Arte Les Idées larges, dont Philosophie magazine est partenaire, Chantal Jaquet nous a accordé un entretien pour présenter cette idée centrale.
Comment définissez vous une “classe sociale” ?
Chantal Jaquet : Le terme a une histoire et sa signification n’est pas monolithique. Quand Marx élabore ce concept, il n’en fait pas une notion figée : il l’utilise parfois en un sens purement descriptif, pour désigner différentes catégories sociales (par exemple la classe paysanne, la classe bourgeoise), qui peuvent subsister sans conflit. Mais pour lui, le concept central n’est pas tant celui de « classes » que celui de « lutte des classes », qui est l’expression d’intérêts contradictoires, antagonistes. Ce qui caractérise l’appartenance à une classe, c’est d’abord un capital économique (richesse ou pauvreté), un capital culturel (bagage intellectuel), un capital politique et social (la place dans la hiérarchie de la société ou le carnet d’adresse dont on dispose), et le capital symbolique, mis en avant par Bourdieu, fondé sur la distinction (porter le nom de Rothschild ou de Dupont, ce n’est pas la même chose). La classe, c’est donc une réalité économique, culturelle, politique et symbolique. Cela ne veut pas dire pour autant que l’appartenance y soit figée et qu’elle définisse une identité.
“La classe, c’est une réalité économique, culturelle, politique et symbolique. Cela ne veut pas dire pour autant que l’appartenance y soit figée”
Qu’appelez-vous des “transclasses” ?
C’est un néologisme que j’ai formé pour penser les passages entre les classes, leurs causes, leurs effets, et sortir d’une logique de l’exception, du miracle, ou du génie, parce qu’il n’y avait pas de nom objectif ou neutre pour désigner ceux qui, seuls ou en groupe, changent de classe sociale. On parle en effet de la mobilité sociale, mais sans nommer les mobiles qui accomplissent ce parcours – ou bien lorsqu’on les nomme, c’est toujours avec des représentations empreintes de jugement de valeur : on parle de « self-made man », et cela sous-entend que les personnes se sont faites grâce à leur génie ou leur volonté ; on parle de « parvenus » lorsqu’on veut les disqualifier, en montrant que ce sont des gens qui usurpent des titres et qui n’ont pas su rester à leur place ; ou inversement, on parle de « déclassés » lorsque les gens connaissent une trajectoire dite « descendante », ou encore de « transfuges de classe », lorsqu’on veut présenter ce passage comme une fuite, toujours entachée du soupçon de trahison. Ainsi, le concept de « transclasses » désigne-t-il ceux qui passent de l’autre côté, dans une autre classe, sans que cela soit d’emblée considéré comme une ascension ou un déclassement : car au fond, tout dépend de ce qu’on va faire de ce passage ; la valeur d’une trajectoire est moins fonction de la position qu’on va occuper que de la manière de la vivre et de traiter les autres. Le passage d’une classe sociale défavorisée à une autre plus aisée est un progrès d’un point de vue économique, mais pas nécessairement d’un point de vue éthique ou politique. On peut en effet gagner plus et se comporter comme un moins-que-rien en se dégradant dans le passage. Inversement, quitter une condition sociale très favorisée, ce n’est pas forcément un déclassement, une déchéance : ce peut être aussi une occasion de se redéfinir, de rompre avec l’entre-soi, le confort bourgeois, de s’ouvrir à une réalité économique et sociale difficile, et de partager cette condition pour tenter de l’améliorer. En ce sens, il ne faut pas coupler le passage transclasses avec la notion d’ascension et de déclassement, il ne faut pas confondre l’être et l’avoir : on peut s’enrichir ou s’appauvrir sur le plan matériel, mais aussi sur le plan humain et social. Cela dépend de l’orientation que l’on donne à son parcours, et de la manière dont on se positionne par rapport aux autres.
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