De l’inoubliable

« Il y a des événements de notre vie personnelle (rencontre, découverte d’un lieu ou d’une compétence, naissance d’un amour…) qui sont tellement imprimés en nous qu’ils peuvent resurgir des années après, volontairement ou involontairement, avec une vivacité telle qu’ils font pâlir d’inconsistance le présent où nous sommes. À quoi tient la force de l’inoubliable ? À cette question qui me hante depuis longtemps, le philosophe Jean-Luc Marion a donné une réponse lumineuse lors de l’époustouflante masterclass de philosophie qu’il a délivrée aux abonnés de Philosophie magazine au début du mois. En voici un petit résumé, pour ceux qui n’ont pas pu assister à cette grande leçon.

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On se souvient tous de notre premier baiser, de notre premier jour à l’école, ou, si l’on a fait du football, du premier but marqué de la tête. Mais on se souvient aussi et avec autant d’intensité des moments plus troublants. Moi, par exemple, je me souviens d’une dispute avec une de mes meilleures amies, une vraie engueulade, où l’on a failli se perdre, chacun ayant eu le sentiment que l’autre avait fait défaut à l’un. Si l’enjeu était de taille – la possibilité même, au-delà de nos propres personnes, de l’amitié –, ce dont je me souviens, c’est aussi et surtout de la position qu’occupait mon corps, au coin d’une table, le téléphone collé au visage, de l’heure et de la luminosité de la pièce. Comme si toutes les choses environnantes avaient participé au drame. Je me souviens encore de ma première rencontre, physique, avec la mort – celle de ma grand-mère, gisant à la morgue. C’était il y a trente ans. Mais je peux toujours sentir l’odeur du camphre et visualiser la couleur grise de son visage boursouflé que la vie avait abandonné. La mort était donc plus qu’une idée ; elle avait un corps. Dernier exemple : à sa naissance, par césarienne, les médecins m’ont laissé seul dans une pièce à part avec ma fille Valentine, qu’ils avaient déposée sur mon torse nu, pendant qu’ils prenaient soin de sa mère. Et je sens encore ses petites mains qui se saisissent de mes poils, et la chaleur et le poids de ce petit corps à qui, en guise d’accueil, je raconte à voix haute l’histoire de la famille où elle vient de débarquer.

Qu’est-ce qui fait la puissance de ces moments ? À suivre Jean-Luc Marion, nous faisons alors l’expérience de ce qu’il appelle la “donation”. Qu’il s’agisse de la naissance ou de la mort d’un proche, du surgissement d’une nouvelle compétence, de l’apparition ou de la disparition d’un amour ou d’une amitié, quelque chose se donne alors à nous de manière à la fois indiscutable et énigmatique. Cela survient – mais le sens de ce qui advient n’est pas fixé. “Ce phénomène vient d’ailleurs que de moi, explique le philosophe, je ne pouvais pas le produire tout seul. Il se révèle et me révèle à moi-même. Je découvre grâce à lui que le champ du possible est beaucoup plus large que je l’imaginais. J’étais enfermé dans ce que je considérais comme un possible délimité par une muraille d’impossibilité. Tout d’un coup, la frontière de l’impossible se brise.” Toute donation au sens fort est, pour Marion, une révélation, une transformation de soi en même temps qu’une ouverture à une dimension fondamentale du monde et de l’existence. Elle dépose en moi un sens qui me transit, une exigence qui m’appelle, sans pourtant que je ne sache ce qui m’appelle et si je vais être capable de lui répondre. Cela explique pourquoi la donation s’imprime aussi profondément en tout un chacun. “Le phénomène impossible qui devient effectif, sans être passé, avant, par la case possible, ce phénomène, je ne l’oublierai jamais. Je soutiens que notre vie réelle, notre odyssée personnelle, est scandée par un nombre, assez limité finalement, de phénomènes que nous n’oublierons jamais. C’est l’inoubliable qui nous fait. Personne n’a les mêmes inoubliables qu’un autre. Mais notre identité, ce sont nos inoubliables, les événements réels, effectifs, qui nous sont arrivés d’ailleurs.” Il est rare que les philosophes parviennent vraiment à répondre aux questions que l’on se pose. Ce fut indéniablement le cas tout au long de la leçon que Jean-Luc Marion a délivrée ce jour-là et dont vous pouvez retrouver l’intégralité sur la vidéo ici. En l’entendant nous exposer en quoi notre vie n’était finalement constituée que d’un nombre limité d’événements, propres à chacun et ineffaçables, entre lesquels le reste de notre existence était ballotée dans une sorte de généralité floue, j’ai eu le sentiment que des choses obscurément ressenties s’éclaircissaient soudain. Et je me suis mis à lister mes inoubliables.

Et vous, les avez-vous déjà passés en revue ? Vous êtes-vous déjà demandé de combien d’événements inoubliables votre vie était faite ?

P.S. : N’hésitez à réserver d’ores et déjà votre place pour notre prochaine Fabrique des idées, avec l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, qui aura lieu mercredi 30 avril prochain ! »