Hors-série « L'art de bien parler »

Extrait : portrait d’Hélène en victime de la guerre de Troie

publié le 13 septembre 2022 4 min

Extrait – En se livrant à l’apologie d’Hélène, celle par qui la guerre de Troie a eu lieu et objet de la vindicte unanime, le sophiste Gorgias démontre le pouvoir de la rhétorique. Et met en exergue dans le même mouvement les pouvoirs d’une science du discours qu’il apparente à une drogue et à un exercice de magie…

 

« Je vais exposer les raisons pour lesquelles il était naturel qu’Hélène s’en fût à Troie. Ce qu’elle a fait, c’est par les arrêts du Destin, ou par les arrêts des dieux ou par les décrets de la Nécessité qu’elle l’a fait ; ou bien c’est enlevée de force, ou persuadée par des discours (ou prisonnière du désir). Si c’est par la cause citée en premier, il est juste d’accuser ce qui doit encourir l’accusation : la diligence des hommes ne peut s’opposer au désir d’un dieu. Le plus faible ne peut s’opposer au plus fort […]. Or, un dieu est plus fort que les hommes par sa force, sa science et tous les avantages qui sont les siens. Si donc c’est contre le Destin et contre Dieu qu’il faut faire porter l’accusation, lavons Hélène de son ignominie. Si c’est de force qu’elle a été enlevée, elle fut contrainte au mépris de la loi et injustement violentée. Il est clair alors que c’est le ravisseur, par sa violence, qui s’est rendu coupable ; elle, enlevée, aura connu l’infortune d’avoir été violentée. C’est donc le Barbare, auteur de cette barbare entreprise, qu’il est juste de condamner dans nos paroles, par la loi et par le fait : par la parole se fera mon procès, par la loi sera prononcée sa déchéance, par le fait il subira le châtiment. Mais, Hélène, contrainte, privée de sa patrie, arrachée à sa famille, comment ne serait-il pas naturel de la plaindre plutôt que de lui jeter l’opprobre ? L’un a commis les forfaits, mais elle, elle les a endurés. Il est donc juste de prendre pitié d’elle et de haïr l’autre. Et si c’est le discours qui l’a persuadée en abusant son âme, si c’est cela, il ne sera pas difficile de l’en défendre et de la laver de cette accusation. Voici comment : le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d’une extrême petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. Comment ? Je vais vous le montrer. C’est à l’opinion des auditeurs qu’il me faut le montrer. Je considère que toute poésie n’est autre qu’un discours marqué par la mesure, telle est ma définition. Par elle, les auditeurs sont envahis du frisson de la crainte, ou pénétrés de cette pitié qui arrache les larmes ou de ce regret qui éveille la douleur, lorsque sont évoqués les heurs et les malheurs que connaissent les autres dans leurs entreprises. […]

Expresso : les parcours interactifs
La dissertation
Une dissertation n’est ni un journal intime, ni une restitution de cours. Pour éviter le hors-sujet, il faut savoir approcher l’énoncé et formuler une bonne problématique. 
Sur le même sujet
Article
5 min
Nicolas Tenaillon

« Qu’importe la vérité si l’on est persuasif. » C’est pour Nicolas Tenaillon la conviction qui anime Gorgias lorsqu’il compose ce modèle d’exercice rhétorique. C’est ainsi que l’éloge d’Hélène devient l’éloge de Gorgias…




Article
4 min
Arthur Hannoun

Le philosophe Alain s’est engagé en 1914 dans ce qui deviendra la « Grande Guerre », avant d’être réformé en 1917. Profondément marqué…

11 novembre : la Grande Guerre vue par Alain



Article
3 min
Adrien Barton

« Je t’écoute, Ulysse : expose-moi la situation.— Achille, nous encerclons Troie par deux flancs : nous nous trouvons au sud de la ville avec une partie de l’armée, et Patrocle s’est positionné de l’autre côté avec un second bataillon...


Article
4 min
Nicolas Gastineau

Toute cette semaine, notre « livre du jour » est consacré à un ouvrage de référence sur la guerre. Après Achever Clausewitz de René Girard, nous…

Bellone, l’autre déesse de la guerre