Hors-série "Orwell"

Jean-Jacques Rosat : "Orwell défend l’autonomie du politique"

Jean-Jacques Rosat, propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron publié le 12 min

 

 

Qu’est-ce qu’un régime totalitaire ? Cette question a longtemps obsédé Orwell, contemporain du fascisme, du stalinisme et du nazisme, observe le philosophe Jean-Jacques Rosat. En poussant, dans 1984, la logique totalitaire jusqu’à ses limites, il en a dégagé le motif essentiel : le totalitarisme ne se contente pas de mentir, de dissimuler certains faits, il s’efforce de détruire l’idée même de vérité objective. Et lorsqu’il parvient à ses fins, même les faits les plus triviaux vacillent. À ce compte-là, 2 et 2 font-ils encore 4 ? Aujourd’hui, Trump ou Xi Jinping ne font pas d’autres calculs…



Comment avez-vous découvert Orwell et qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui ?

Jean-Jacques Rosat — J’ai découvert Orwell dans les années 1980, sur la recommandation pressante d’un élève de terminale. Je faisais cours sur la vérité, en m’appuyant notamment sur Russell – c’est le réel qui décide de ce qui est vrai, pas les hommes – et sur une citation attribuée à Alain : « Il n’y a pas de tyran qui aime la vérité ; la vérité n’obéit pas. » À la fin du cours, cet élève est venu me voir : « Monsieur, c’est Orwell ce que vous racontez ! » Je n’avais alors jamais lu Orwell. J’ai ouvert 1984, et j’ai eu un choc. Ce roman, que tout un chacun peut lire, met en évidence avec une force inégalée les liens entre les concepts clefs de la philosophie politique – pouvoir, liberté, égalité, etc. – et ceux de la philosophie de la connaissance – vérité, pensée, langage, raison, expérience, fait, etc. Orwell est fermement réaliste et rationaliste : il défend la raison et la vérité objective. Et c’est un démocrate libéral : il défend la liberté de l’esprit, l’autonomie du jugement, la sincérité intellectuelle et morale. L’axiome de base de sa réflexion est posé par Winston dans 1984

 

Quel est cet axiome ?

« La liberté, c’est la liberté de dire que 2 et 2 font 4. » Si cet axiome est admis, ajoute-t-il, « tout le reste suit » (1984, I, 7). La liberté, c’est la liberté de pouvoir croire et dire des vérités, notamment celles qui tombent sous le sens, celles que l’homme ordinaire a sous les yeux. Si vous n’avez plus accès à la vérité, on peut vous faire croire n’importe quoi, s’emparer de votre esprit, et votre liberté s’effondre. Le concept de vérité objective est celui de « quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir, et non quelque chose qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment. Ce qu’il y a de vraiment effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque à ce concept » (À ma guise, 10, 4 février 1944). La perspective de voir cette notion disparaître du monde « m’effraie bien plus que les bombes », écrit-il en 1942 (« Réflexions sur la guerre d’Espagne »). Ce n’est pas un hasard si Orwell, à l’époque où il écrit 1984, publie ses essais majeurs sur la politique et la littérature dans une revue rationaliste, Polemic, dont Bertrand Russell [philosophe et mathématicien britannique, 1872-1970] était la figure de proue – il a d’ailleurs songé à Russell pour la quatrième de couverture de 1984 ! Pour l’un comme pour l’autre, la vérité échappe à notre pouvoir. Ce qui est en notre pouvoir, en revanche, c’est de chercher le vrai et de nous y accrocher : c’est un acte de volonté, éminemment politique.

 

Comment Orwell en est-il arrivé à cette réflexion sur le vrai en politique ?

Il faut, je pense, distinguer l’homme, l’écrivain et le penseur. L’homme, le militant politique, a une trajectoire singulière. Policier colonial de l’empire britannique en Birmanie, il revient en Angleterre en 1927, écœuré par son rôle d’oppresseur. Il a 24 ans et il entreprend une transformation volontaire de lui-même qui va lui demander dix ans. L’adoption de son pseudonyme, en 1933, n’est pas un hasard. En 1936, il adhère au socialisme, mais il ne cessera pas de combattre les dogmes et les illusions de son propre camp. Parallèlement, il a travaillé à forger son style et sa personnalité d’écrivain, qui arrivent à maturité en 1937 avec Hommage à la Catalogne. C’est avec ce livre que s’affirme pleinement son projet : « faire de l’écriture politique un art ». Orwell n’est pas un écrivain qui, une fois célèbre, s’est engagé en politique, comme Zola. Il s’est construit consciemment comme un écrivain politique, remodelant dans ce but des genres littéraires existants, comme la chronique journalistique, le reportage-témoignage ou le roman satirique. Mais tout cela ne fait pas de lui un penseur.

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