Jérôme Ferrari, Étienne Klein. Comme si Platon avait inventé la bombe atomique
L’aventure de la physique quantique a débuté en conte de fées pour s’achever en cauchemar. Au début des années 1920, les scientifiques enchaînent les découvertes sur l’atome et s’aperçoivent que « les choses n’ont pas de fond ». Ils ne se doutent pourtant pas que cette percée inouïe de la connaissance aboutira (indirectement) à la tragédie d’Hiroshima. Pour raconter cette épopée, le physicien Étienne Klein échange avec l’écrivain Jérôme Ferrari, qui vient de consacrer un roman éblouissant, Le Principe (Actes Sud, 2015), au prix Nobel de physique en 1932, Werner Heisenberg.
Étienne Klein : Votre roman m’a procuré un bonheur de lecture particulier. C’est une expérience rare et mes deux fils pourraient en témoigner. Le soir où je vous ai lu, d’une traite, j’étais pris de spasmes de jubilation esthétique. J’ai aussi saisi ce que représentait le travail d’un véritable écrivain par rapport à celui d’un écrivant comme moi, qui se contente de raconter des histoires. Vous, vous travaillez admirablement la langue. Vos fins de chapitre sont poétiquement intenses, si j’ose dire, et confèrent une tonalité spéciale au silence qui les suit. Je ne crois pas qu’un scientifique aurait pu évoquer de cette manière Heisenberg.
Jérôme Ferrari : Merci ! Je me suis passionné pour la physique quantique quand j’en ai entendu parler pour la première fois, lors d’un cours d’épistémologie de licence, où il était question du « principe d’indétermination » de Heisenberg. Il y avait là quelque chose d’étrange et de fascinant. J’ai eu envie d’en savoir plus. Parmi les premiers ouvrages que j’ai lus, il y a Physique et Philosophie de Heisenberg, mais aussi Regards sur la matière, dont vous êtes l’auteur avec Bernard d’Espagnat. Et je n’ai jamais cessé de creuser la question. Néanmoins, écrire Le Principe n’a pas été une tâche facile, cela m’a demandé trois ans de travail. D’un côté, je n’imaginais pas mettre dans la bouche de personnages réels comme Albert Einstein, Erwin Schrödinger ou Werner Heisenberg des paroles qu’ils n’auraient pas prononcées, ni leur prêter des actes qu’ils n’auraient pas commis. Je me refuse à romancer des vies réelles. Mais, de l’autre côté, je ne voulais pas que ce livre ressemble à une biographie ni qu’il prétende à une objectivité impossible à atteindre – et je souhaitais qu’il reflète, dans sa structure même, le principe d’indétermination.
É. K. : En vous lisant, j’ai eu la confirmation que ces grands physiciens que vous évoquez – la génération prodige des années 1920 – ressemblaient un peu à leurs découvertes. Erwin Schrödinger a été l’un de ceux qui ont montré que les particules quantiques peuvent se trouver dans des états superposés, un peu comme si un chat pouvait être à la fois mort et vivant. Et lui-même était carrément superposé, comme garçon : il pensait en allemand mais écrivait en anglais ; il était physicien mais se croyait philosophe ; et il a eu plusieurs femmes en même temps. Werner Heisenberg, découvreur du principe d’indétermination, était quant à lui indéterminé : il semble avoir été torturé toute sa vie par des contradictions internes qui l’ont amené à faire des choix toujours ambivalents, jamais définitifs, notamment lors de la montée du nazisme.
J. F. : C’est vrai, si l’on s’intéresse aux faits – à ses actions sous le IIIe Reich –, on peut en donner une foule d’interprétations cohérentes et pourtant contradictoires. C’est une propriété assez rare pour un être humain.
Avant d’évoquer la montée du nazisme et l’implication des physiciens dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, revenons sur cette période étonnante des années 1920. En peu de temps, un groupe de très jeunes chercheurs découvre et fonde une nouvelle discipline, la physique atomique. C’est aussi une révolution métaphysique, car notre conception de la matière en est changée. Étienne, pouvez-vous nous présenter cet âge d’or de la physique théorique ?
É. K. : En fait, l’essor de la physique quantique s’est opéré en deux temps. Dans la décennie qui précède la guerre de 1914-1918, trois scientifiques, Max Planck, Albert Einstein et Niels Bohr, ont compris que la lumière et les atomes ont des comportements physiques qui ne correspondent à rien de ce que décrit la physique classique, celle de Galilée, de Newton et de Maxwell. Dès lors, ils savaient qu’il fallait inventer une nouvelle théorie physique pour comprendre le comportement des objets microscopiques. Mais laquelle ? Ils ne l’ont pas trouvée eux-mêmes. Ceux qui la mettront au point sont tous nés autour de 1900. Ils étaient incroyablement précoces. Wolfgang Pauli a publié à 21 ans une monographie de plus de deux cents pages sur le formalisme et les conséquences de la théorie de la relativité générale, qu’Einstein a trouvée remarquable. Ces jeunes physiciens – Pauli, Heisenberg, Dirac… –, qui pour la plupart s’apprêtaient à suivre des études d’ingénieur, vont tout laisser tomber pour apprendre et pratiquer la physique théorique, mais leur démarche est très spontanée, improvisée. À l’époque, il n’y a pas de laboratoire au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; ils pratiquent la physique comme un art libéral.
J. F. : Quand j’ai découvert comment les choses se passaient au séminaire d’Arnold Sommerfeld à l’université de Munich en 1920, j’ai été très surpris et un peu envieux ! Werner Heisenberg a 19 ans. On vient de le refuser en mathématiques. Il toque à la porte en disant : « Bonjour, j’aimerais faire de la physique », et on lui répond : « Très bien, allez voir Wolfgang Pauli, il va vous expliquer la relativité générale… » C’est aussi simple que cela ! Pas de CV académique, pas de publication d’articles, juste de la bonne volonté et quelque chose qui ressemble quand même à une concentration incroyable de génie.
« Enrico Fermi, l’un des premiers à faire des expériences de physique nucléaire, utilisait l’eau d’un bassin où nageaient des poissons rouges comme ralentisseur de neutrons… »
Étienne Klein
La mécanique quantique, en général, ramène à trois images très simples : un chat entre la vie et la mort, de minuscules morceaux de matière…
Si la question de la bombe atomique a fait l’objet de nombreuses interprétations philosophiques célèbres, celle – beaucoup plus large –…
« Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux ! » La menace formulée par Vladimir Poutine d’une attaque militaire et même…
Auteur du “Principe”, roman inspiré par Werner Heisenberg, l’un des fondateurs de la mécanique quantique, et d’un recueil de chroniques qui vient de paraître chez Flammarion, “Il se passe quelque chose”, Jérôme Ferrari confie sa…
Étienne Klein ne peut pas se passer des Rolling Stones. Il a assisté à leur concert parisien, le 23 juillet dernier, et nous explique selon…
Quel est le véritable coût de l’énergie ? La question est sensible, car y répondre suppose de prendre en compte de multiples facteurs autant…
Pour l’auteur de L’Esprit du corps (Robert Laffont, 2021), la photo du trou noir installé au centre de notre galaxie est d’autant plus troublante…
Le prix Nobel de physique a récompensé trois scientifiques ayant révolutionné la physique quantique à partir des années 1980, dont le Français…