Jérôme Fourquet face à Thomas Piketty et Julia Cagé : dis-moi d’où tu votes, je te dirai qui tu es
Alors que le clivage gauche-droite semble avoir laissé la place à une opposition entre le centre et les extrêmes, les causes de ce bouleversement divisent. Pour le politologue Jérôme Fourquet, il provient de nouvelles fractures culturelles et identitaires qui font le lit de l’extrême droite. Tandis que, pour les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, les inégalités territoriales et de revenus sont telles qu’une opposition bipartisane reste pertinente. Au cœur de leur différend, une question : comment s’explique le vote des Français ?
« On peut vous faire un café, si vous voulez », entonnent Julia Cagé et Thomas Piketty, alors que Jérôme Fourquet et moi entrons dans le bureau de la première à Sciences-Po. « Ce sont des dosettes ? » demande Fourquet. « Oui, c’est un café de gauche », répond, amusée, Cagé. Dans son dernier livre, La France d’après (Seuil), consacré à l’exploration des nouveaux clivages qui séparent, jusque dans leur mode de vie, les Français, Fourquet consacre un chapitre aux machines à café, où il montre, graphiques à l’appui, que les milieux populaires se contentent de dosettes quand les CSP+ peuvent s’offrir le luxe des capsules… On touche là, avec la voiture, l’accès à la propriété, le sentiment d’insécurité ou le rapport à l’immigration, aux éléments qui permettent, selon lui, de comprendre la bascule politique de la France contemporaine. Les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty, qui viennent de publier Une histoire politique du conflit. Élections et inégalités sociales en France. 1789-2022 (Seuil), tempèrent la nouveauté de la situation. Sur le long terme, le clivage gauche-droite qui a permis à la démocratie française de surmonter, élection après élection, ses divisions, n’a pas dit son dernier mot. S’ils s’accordent sur le sentiment d’abandon qu’éprouvent les territoires périphériques et sur l’instabilité qui en découle, l’issue est, pour eux, dans une ambitieuse politique redistributive. Au-delà de l’échiquier politique, tous trois dessinent la nouvelle carte idéologique de la France.
Jérôme Fourquet : J’essaie de montrer comment la France a connu, depuis le milieu des années 1980, une profonde transformation qui s’est traduite par l’éclatement du système bipartisan ayant structuré la vie politique d’après guerre. En lieu et place, nous avons une nouvelle distribution en trois blocs idéologiques instables. Pour en témoigner, un seul repère, stupéfiant : le score cumulé de Valérie Pécresse et d’Anne Hidalgo à l’élection présidentielle de 2022. Les candidates des deux partis ayant dominé notre paysage politique pendant cinquante ans ont récolté, au premier tour… 6,5 % des voix. Derrière cette bascule, il y a l’effondrement du catholicisme et du communisme, la transformation des territoires sous le coup de l’immigration, l’insertion dans la mondialisation et la transformation de la vie matérielle des Français. Il s’agit de comprendre la France d’après.
Julia Cagé : Notre intention recoupe la vôtre, mais elle se veut plus générale et de plus longue durée. Nous cherchons à savoir qui vote pour qui et pourquoi ? Il s’agit d’éclairer ce qui se passe aujourd’hui en prenant du champ. Nous nous fondons sur une méthode plus précise et plus objective que les sondages, qui n’existent que depuis la fin des années 1950, et de manière systématique depuis les années 1970-1980, avec des échantillons de petite taille. Nous avons donc collecté la totalité des données électorales pour les 36 000 communes françaises depuis la Révolution française. Ce changement d’échelle permet de relativiser les changements contemporains en les inscrivant dans la durée. La dynamique sociale qui soutient l’évolution du conflit politique apparaît mieux.
J. F. : Votre enquête remonte sans conteste plus loin que la mienne. Mais un point commun entre nous est la référence à André Siegfried, auteur en 1913 du Tableau de la France de l’Ouest sous la Troisième République, ouvrage fondateur de la sociologie électorale. Siegfried s’interrogeait sur la permanence des clivages politiques hérités de la Révolution dans une quinzaine de départements. En dépit des changements matériels qu’avaient connus ces territoires, les structures psychologiques et les représentations politiques avaient perduré.
Thomas Piketty : Comme vous, Siegfried insistait sur la dimension culturelle du vote, mais il négligeait la dimension socio-économique. Il faut dire qu’il a été lui-même candidat républicain et qu’il s’est fait battre, alors qu’il croyait connaître mieux que personne ces territoires. Cela l’a énervé, il a cherché à comprendre. En cause, selon lui : la concentration de la propriété foncière entre les grandes familles conjuguée à l’influence persistante de l’Église sur l’éducation. Dans un monde paysan resté figé dans ses structures conservatrices, il n’était pas si étonnant qu’un républicain échoue… Sauf que Siegfried passe à côté de quelque chose d’essentiel : la déception des classes paysannes face à la Révolution. Les cantons qui participent à l’insurrection de Vendée après la Révolution et qui vont voter à droite pendant tout le XIXe siècle n’étaient pas voués à rester conservateurs. Ils attendaient que la Révolution leur permette d’accéder à la terre. Mais l’État, confronté au problème de la dette publique, n’a pas redistribué aux paysans les terres confisquées au clergé, il les a mises aux enchères. Ce sont donc les riches bourgeois urbains et les nobles, qui possédaient déjà les titres de la dette publique, qui les ont échangés contre les propriétés. On comprend mieux pourquoi, quand on a demandé à ces paysans d’aller se battre pour la Révolution, ils ont réclamé qu’on envoie les enfants des bourgeois enrichis. On voit naître là un clivage rural-urbain fondamental qu’il ne faut pourtant pas essentialiser en faisant des ruraux d’éternels conservateurs. Il est nécessaire de comprendre les ressorts de cette déception, alors qu’on voit resurgir un tel clivage aujourd’hui. Tout un discours des classes urbaines éduquées se coupe désormais des aspirations du monde rural, comme à l’époque l’Église et les classes possédantes se sont coupées des aspirations des classes paysannes. On peut se demander si on ne retrouve pas une telle dynamique avec le sentiment d’abandon des classes populaires rurales, au cœur de la reconfiguration actuelle du champ politique.
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