Maryanne Wolf : “Il est possible que l’expérience de lecture profonde s’atrophie ou se perde sous l’influence des écrans”
La lecture profonde, invention décisive de l’histoire d’Homo sapiens, est menacée par la culture digitale et l’omniprésence des écrans. Spécialiste en neurosciences, directrice d’un centre de recherche sur la dyslexie, la chercheuse américaine Maryanne Wolf vient de voir traduit en français son livre Lecteur, reste avec nous ! Un plaidoyer pour la lecture (Rosie & Wolfe, 2023). Elle nous explique pourquoi il est impératif d’encourager la lecture sur papier, en particulier auprès des enfants et des adolescents.
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Dans votre domaine, l’une des grandes leçons des neurosciences tient à la découverte que le cerveau humain n’était à l’origine pas programmé pour la lecture…
Maryanne Wolf : C’est une chose que l’on savait déjà confusément mais à laquelle les neurosciences apportent en effet une confirmation définitive. Nous, êtres humains, n’avons jamais été destinés à lire. Nous ne sommes pas câblés pour la lecture. Il n’y a aucun neurone ni aucune infrastructure cérébrale spécifique dédiée à la lecture. On pouvait s’en douter puisque l’invention de l’écriture, et donc de la lecture, est tardive dans l’histoire humaine (5 000 ans), et qu’elle est survenue bien après la formation de nos cerveaux. La structure actuelle de nos cerveaux date d’il y a 50 000 ans ; elle s’est donc mise en place bien avant l’aphabétisation. Mais on aurait pu penser que l’invention de l’écriture, et donc de la lecture, avait pu avoir un effet en retour sur le cerveau, de sorte que celui-ci en serait venu à allouer cette tâche à des neurones spécifiques. Il n’en a rien été. L’homme n’est toujours pas câblé pour la lecture. Comment faisons-nous, alors ? Nous bricolons. Nous utilisons des aires dédiées originellement à la reconnaissance des objets et du visage… pour déchiffrer les lettres. Ce que le neuroscientifique Stanislas Dehaene a appelé le « recyclage neuronal ».
“Nous, êtres humains, n’avons jamais été destinés à lire. Nous ne sommes pas câblés pour la lecture. C’est donc une compétence que l’on peut perdre”
Quelle est l’implication de cette découverte ?
Elle est simple mais fondamentale : nous avons besoin d’apprendre à lire. Plus encore, nous avons besoin qu’on nous apprenne à lire, c’est-à-dire à créer ce circuit neuronal qui n’existe pas tout seul et qui permet de connecter des zones qui n’étaient pas programmées à travailler ensemble, qu’il s’agisse de la reconnaissance visuelle des lettres, de leur prononciation ou de l’association de chaque mot à un sens. Entre l’âge de 0 et 5 ans, les enfants développent les zones du cerveau qui seront ensuite connectées entre elles, entre 5 et 10 ans, pour former les premiers circuits de base pour la lecture. Et ma recherche consiste notamment à comprendre pourquoi chez des individus dyslexiques ou pour des raisons d’environnement défavorable, certains ne parviennent pas à mettre en place correctement ces circuits. En chinois, comme en hébreu, en anglais ou en français, lire implique de comprendre que la représentation graphique et visuelle des lettres est porteuse d’une signification. Le cerveau doit établir, le plus rapidement possible, une connexion entre le son, la forme et le sens des mots, entre le système visuel et le système sémantique. Or cela exige une chose très précieuse : l’attention. Il faut allouer de l’attention au cerveau pour qu’il puisse relier les nouveaux mots qui se présentent à lui à la réserve de significations déjà présente dans la mémoire. Ayons donc bien conscience de ceci : si lire est une acquisition qui se rejoue à chaque génération et même à chaque individu, elle peut se perdre aussi… En tout cas, la lecture profonde experte telle qu’on la connaît aujourd’hui pourrait être atrophiée ou même perdue, à long terme, sous le coup d’un environnement désavantageux.
Pour comprendre l’avenir de la lecture, Maryanne Wolf fait dialoguer Socrate, Proust et les neurosciences. Selon elle, la révolution numérique menace cette invention qui reste l’un de nos biens les plus précieux.
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