Patrick Eveno : “On surestime beaucoup la capacité des médias à modeler les esprits par l’information”

Elon Musk veut mettre la main sur Twitter au nom de la liberté d’expression, lui qui considère que toutes les sources d’information – médias compris – sont toujours plus ou moins assimilables à de la propagande. Qu’en pensez-vous ?

Patrick Eveno : C’est un vieux débat qui remonte à l’essor de la presse moderne. Depuis la fin du XVIII^e siècle jusqu’à nos jours, nous avons toujours eu une opposition entre les médias institutionnels et des supports plus libres. Au XIX^e siècle, nous avons la figure d’Armand Carrel, par exemple, qui représente la presse républicaine et élitiste à travers le quotidien National. Dans cette presse, les forces politiques ou les grandes corporations économiques tentent d’influencer les opinions à travers l’actionnariat du journal. En face, il y a Émile de Girardin – et son journal La Presse – qui représente l’arrivée de la presse moderne, commerciale et industrielle. Dans les débats qui précèdent la loi sur la liberté de la presse votée en 1881, il demande que ne figure qu’un seul article : « La presse est libre », et rien d’autre.

“La pensée libertaire de Musk suit peu ou prou celle de Girardin : on peut dire tout et n’importe quoi, c’est la société qui jugera” Patrick Eveno

Musk serait donc un Girardin des temps modernes à protester, par exemple, contre la fermeture du compte personnel de Donald Trump ?

La philosophie de Girardin est la suivante : on peut dire tout et n’importe quoi, c’est la société qui jugera. C’est assez en phase avec la pensée libertarienne de l’entrepreneur. Mais, historiquement, la presse n’a pas vraiment suivi les principes de Girardin. La loi de 1881 et ses réformes interdisent par exemple la diffamation ou la provocation à la haine. Les médias sont responsables devant la 17^e chambre du tribunal judiciaire de Paris… Or, sur un réseau comme Twitter où un individu seul peut être bien plus lu que n’importe quel média, les plateformes se rendent compte qu’elles sont contraintes aussi de réguler, ne serait-ce que pour éliminer les contenus haineux ou pornographiques et ne pas perdre les revenus publicitaires. Une prise de conscience particulièrement douloureuse aux États-Unis, où le premier amendement interdit toute loi qui restreindrait la liberté de la presse. Il n’y a pas si longtemps, Mark Zuckerberg ne voulait pas de réglementations pour Facebook, en allant jusqu’à considérer les citoyens comme « une nouvelle force de notre monde », un « cinquième pouvoir ».