Michael J. Sandel : “La tyrannie du mérite est à l’origine de la révolte populiste”
C’est un diagnostic puissant sur la crise de la démocratie auquel aboutit l’une des grandes figures de la pensée politique américaine, Michael J. Sandel. Il met en effet en cause la méritocratie, qui permet aux gagnants de considérer que leur position est un dû et renvoie aux perdants l’idée qu’ils sont responsables de leur destin. En guise de remède, il invite à une politique du bien commun centrée sur la dignité du travail.
Remettre la question du bien commun au centre de la discussion. C’est avec ce projet simple, presque naïf, que le philosophe Michael J. Sandel, qui a enflammé les auditoires avec ses cours sur des expériences de pensée autour de la justice, entend répondre à la crise actuelle des démocraties. Cette ambition l’habite depuis longtemps. Dans l’un de ses premiers livres, Le Libéralisme et les limites de la justice, où il discutait les thèses de John Rawls et de Robert Nozick, il s’opposait déjà à l’idée qu’on puisse définir la justice en se plaçant derrière un « voile d’ignorance » sans référence à nos conceptions du bien et de la vie bonne. Plus tard, dans Justice, best-seller mondial, il développait sa critique de l’utilitarisme et du libéralisme, en montrant sur toute une série de questions concrètes concernant l’extension du marché ou la discrimination positive qu’on ne pouvait pas trancher ces questions en se basant sur le seul principe du respect des libertés individuelles. Il faut par conséquent expliciter et confronter publiquement nos convictions morales les plus profondes… ou retrouver celles de Bentham, Hume et Kant. Aujourd’hui, cette réflexion se leste d’un diagnostic très fort sur le retournement démocratique contemporain. Au cœur du ressentiment mondial des peuples ? La « tyrannie du mérite » selon le titre de son dernier ouvrage qui vient de paraître dans le monde anglo-saxon – et qui paraîtra en 2021 chez Albin Michel. Qu’entend-il par là ? Le fait que la possession d’un diplôme supérieur, devenu le grand diviseur social, permet aux « gagnants » de la mondialisation libérale de considérer qu’ils ont mérité leur chance, alors que les « perdants » et tous ceux dont le mode de vie stagne n’auraient qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Cette idée que l’unique voie pour s’élever est d’accéder à une éducation supérieure a renvoyé à tous ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas faire d’études le sentiment qu’ils ne mériteraient pas l’estime et la reconnaissance de la société. Brexit, élection de Trump, vague populiste en Europe, ces événements attestent, d’après Sandel, d’une « révolte contre la tyrannie du mérite ». Et le philosophe de proposer en guise de remède à ce mal un nouveau contrat civique centré sur la « dignité du travail ». C’est précisément la grande leçon qu’il retient du confinement : la découverte de la contribution de toute une série de métiers sous-évalués et pourtant « essentiels » au bien commun. Il nous en a livré l’argument, depuis Boston, au cours d’une discussion dont il a le secret : simple et décontractée, mais profonde et convaincante.
Michael Sandel en 7 dates
1953 Naissance le 5 mars à Minneapolis (Minnesota).
1981 Étudiant boursier à Oxford, il soutient sa thèse sous la direction de Charles Taylor, avant d’intégrer l’université Harvard.
1982 Publication du Libéralisme et les limites de la justice.
2002 Nommé par George W. Bush au Conseil américain de bioéthique, il s’oppose aux projets d’homme augmenté.
2005 « Justice. What’s the Right Thing to Do? », son cours à Harvard, est filmé en douze épisodes
et diffusé sur YouTube. Il totalise plus de 7 millions de vues.
2012 Il intervient à la demande du Britannique Ed Miliband à la conférence annuelle du Parti travailliste et inspire la critique du « capitalisme de prédation » développée par les travaillistes.
Septembre 2020 Publication de The Tyranny of Merit. What’s Become of the Common Good? (Farrar, Straus and Giroux, à paraître en 2021 chez Albin Michel).
Comment avez-vous vécu la crise du Covid ? Et qu’en retenez-vous ?
Michael J. Sandel : J’ai traversé la crise en restant ici, dans ma maison familiale près de Boston. J’y suis resté pendant tout le temps du confinement. J’y ai pris conscience que la possibilité qui m’était donnée de me retirer chez moi en sécurité dépendait de toute une série de travailleurs restés « au front » : éboueurs, caissiers, livreurs, pompiers, personnels soignants, gérants des entrepôts, etc. Ils ont exposé leur vie pour nous permettre de demeurer en sécurité. Ce fait massif révèle le caractère indispensable de métiers pourtant mal rémunérés et qui ne jouissent pas de l’estime sociale qu’ils méritent. J’espère que cette crise nous fera comprendre ce que nous leur devons.
Cette crise, avez-vous remarqué, nous oblige à articuler deux principes opposés : se protéger les uns des autres et tabler sur la solidarité. N’est-ce pas le cas aussi à l’échelle internationale où les nations jouent leur propre partition, alors qu’elles devraient coordonner leur action ?
Idéalement, pour maîtriser une épidémie globale, nous aurions besoin de coopération internationale. Or elle a beaucoup de mal à se mettre en place. C’était vrai pour les masques hier, ce sera vrai pour les vaccins demain. Nous sortons pourtant de quatre décennies d’ouverture des nations les unes avec les autres. Alors que la pandémie a mis en évidence notre vulnérabilité partagée, nous y répondons en nous repliant sur les souverainetés nationales. Ce repli sera l’une des conséquences politiques durables de cette crise. À l’avenir, les frontières compteront davantage.
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