Entretien

Mireille Delmas-Marty: “Comment faire valoir la liberté contre la sécurité ?”

Mireille Delmas-Marty, propos recueillis par Alexandre Lacroix publié le 15 min

Cette femme de convictions s’efforce depuis de nombreuses années de penser le droit à l’heure de la mondialisation. Dans l’ouvrage qu’elle vient de faire paraître, “Aux quatre vents du monde”, elle passe au crible des thèmes qui seront au cœur de la prochaine campagne présidentielle : guerre contre le terrorisme, état d’urgence, immigration… Et si certains s’en inspiraient ?

Comment travailler à des matières très techniques, comme le droit international ou le droit européen, sans perdre de vue ni ses convictions ni les tourmentes qui agitent l’époque ? Comment déceler, derrière l’aridité des textes de loi, les dynamiques des civilisations, le devenir des humains ? Tel est le tour de force de Mireille Delmas-Marty, qui a une œuvre imposante derrière elle et publie en cette rentrée un essai court, percutant, Aux quatre vents du monde (Seuil).

Mireille Delams-Marty en six dates

  • 1941 Naissance à Paris 
  • 1970 Agrégation en droit privé et en sciences criminelles, un an après sa thèse 
  • 1981-1986 Membre de la commission de réforme du code pénal présidée par Robert Badinter 
  • 1988-1990 Présidente de la commission « Justice pénale et droits de l’homme », à la demande du garde des Sceaux Pierre Arpaillange 
  • 2002 Entrée au Collège de France 
  • 2003-2008 Membre du Conseil consultatif national d’Éthique

Elle nous reçoit dans son bureau chargé de livres, où les briques du code civil, du code pénal et des collections de revues juridiques côtoient des recueils de poésie et des Pléiades. Mireille Delmas-Marty a toujours mené de front plusieurs existences intellectuelles. Depuis son doctorat en sciences criminelles obtenu en 1969, sa trajectoire académique est irréprochable : agrégation de droit, professeure des universités, membre de l’Institut, entrée au Collège de France, à l’Académie des sciences morales et politiques, sans compter les nombreux séminaires donnés à São Paulo, Montréal, Florence ou Cambridge, les titres de docteure honoris causa… Mais cette chercheuse a également multiplié les participations engagées à des projets de réforme du droit, comme la commission Badinter de 1981 à 1986, ou à des missions stratégiques, comme la présidence du comité de surveillance de l’Office européen de lutte antifraude (Olaf).

Aux quatre vents du monde : le titre très littéraire peut surprendre pour un essai qui aborde certains dossiers explosifs de l’actualité, tels que la lutte contre le terrorisme ou la politique migratoire. Mireille Delmas-Marty avoue qu’elle a toujours eu la passion de la voile, bien qu’elle n’en ait guère parlé jusqu’à ce jour. Sur la couverture de l’essai, une rose des vents qu’elle a réinventée, avec le nord de la « liberté » et le sud de la « sécurité », l’ouest de la « compétition » et l’est de la « coopération »… « J’ai toujours aimé le langage marin, dit-elle. Au milieu de l’océan Atlantique, la rencontre des alizés du nord et du sud, extrêmement violente, produit une neutralisation, une zone de calme qu’on appelle le “pot-au-noir”. Si vous n’avez pas de moteur, vous risquez d’y rester encalminé pendant des semaines ou de faire naufrage. Aujourd’hui, la France est entrée dans le pot-au-noir. » Que faire ? Chercher quelques idées motrices.

 

Votre trajectoire associe recherche universitaire au plus haut niveau et engagement. Comment les deux se sont-ils nourris ?

Mireille Delmas-Marty : J’ai toujours été attirée, dans le champ juridique, par les domaines en friche. Toute ma vie, j’ai travaillé sur un droit qui n’existait pas, ou pas encore. Ma thèse, soutenue en 1969, portait sur le droit pénal des affaires, qui n’était guère enseigné à l’époque.

 

De quoi s’agit-il ?

Le droit pénal des affaires regroupe des infractions commises dans le cadre des entreprises et qui ne relèvent pas que du droit du commerce mais de sanctions pénales. En 1973, j’ai publié un manuel sur ces questions. C’était inhabituel pour une jeune juriste, mais le domaine était émergent et les besoins considérables. J’étais intéressée par ce que Michel Foucault appellera les « illégalismes des droits » – comme les fraudes économiques ou l’abus des biens sociaux, mieux tolérés que celui des biens, comme le vol. Cela amènera Foucault à définir le système pénal comme un appareil « pour gérer différentiellement les illégalismes ». Pour ma part, je m’interrogeais sur le dédoublement entre un droit pénal des affaires perçu comme « artificiel », et peu appliqué, et le droit pénal ordinaire, puis sur les variations d’un pays à l’autre, alors que les « affaires » devenaient déjà transnationales. Avec ces questions, vous sortez du domaine strictement juridique, vous êtes à la fois dedans et dehors.

 

Comment s’est faite la rencontre avec le Parti socialiste [PS] ?

Je n’ai jamais eu la carte d’aucun parti ! Je me suis engagée comme citoyenne, comme acteur civique. Il s’est trouvé que Robert Badinter, qui enseignait le droit pénal des affaires, avait lu mon manuel. Quand il est devenu ministre de la Justice en 1981, il m’a appelée pour participer à la commission de révision du code pénal ; par la suite, le garde des Sceaux Pierre Arpaillange [ministre dans les gouvernements Rocard, de 1988 à 1990] m’a proposé de présider la commission « Justice pénale et droits de l’homme ».

En 2011, vous avez aussi présidé la Haute Autorité du PS pour l’organisation des primaires.

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