“A Most Violent Year” : J.C. Chandor sur les pas de Hobbes

1981, année record pour la criminalité à New-York. C’est aussi l’année d’élection de Ronald Reagan et de toutes les dérégulations aux États-Unis. Le réalisateur américain Jeffrey C. Chandor tire de ce fragment de l’histoire récente un thriller urbain remarquable, explorant la part d’ombre du rêve américain. Se penchant sur cet état de liberté paradoxale qui établit la concurrence de tous avec tous, où les règles ne sont plus dictées par une autorité politique mais par le marché. Est-il enviable ? Sous ses airs de film d’action, avec son casting prestigieux et son esthétique raffinée, A Most Violent Year dessine une puissante réflexion hobbésienne sur la nature de l’homme et les ressorts de la société, sur la liberté, la sécurité et la peur.
 

Le film suit l’ascension du bien nommé Abel Morales (Oscar Isaac), jeune entrepreneur immigré, ambitieux, individualiste et intègre, à la tête d’une entreprise pétrolière, une figure de vertu kantienne qui entend n'obéir qu'aux impératifs du droit, dans un milieu pourtant particulièrement vicié. Cette figure exemplaire du self-made-man américain qui entend garder les mains blanches (mais il découvrira rapidement que la vertu et l'action vont difficilement de pair: « Le kantisme a les mains pures, mais il n'a pas de mains » selon la formule de Péguy) est aidé dans son entreprise par son épouse Anna (Jessica Chastain), une lady MacBeth fille de gangster... Le climat violence corrompt tout : les vols, les assassinats et les violences font la une des journaux et la rengaine des radios. L’hiver a saisit New York, ses habitants se protègent sous d’épais vêtements, emmitouflés mais pas pour autant en sécurité. 

Libéralisme sauvage

Révélé avec Margin Call, film sur la crise financière américaine de 2008, J.C. Chandor compose une fable politique en même temps qu’un portrait du genre humain. Sur fond de guerre économique, il montre comment se met en place le cercle vicieux de la violence, engagé dès lors que l’absolue liberté de chacun devient le droit illimité d’user de sa puissance, guidé par la seule ambition et la peur. Thomas Hobbes, fondateur du libéralisme politique, montre dans ses Éléments du droit naturel et politique que cet « état de nature » correspondant à l’absence de société politique constitué, c’est-à-dire « sans convention ni sujétion les uns envers les autres, comme s’ils venaient tout juste d’être créés hommes et femmes » (Abel, bibliquement, n’est-il pas d’ailleurs parmi ces premiers hommes ?) suscite la crainte car la menace est perpétuelle, ce qui fait dire à Hobbes, après Plaute, que « L’homme est un loup pour l’homme » (De cive, « Du citoyen »).

Le film ose une analogie, faisant le lien entre la violence physique, criminelle, et la guerre économique qui se joue en arrière-plan. Elle donne au film sa dynamique et son ampleur. Aujourd’hui, et depuis le début des années 1980, comme le montre Martin Legros dans le dossier Hobbes vs. Rousseau : « Nous vivons dans un monde dont la dynamique historique est celle du libéralisme sauvage : chacun, individu ou nation, cherche à tirer son épingle du jeu dans un climat de concurrence généralisée – ce que Hobbes, fondateur du libéralisme politique, appelait “la guerre de tous contre tous”. »

Comment sortir de ce cycle de violence suscité par l'effacement de la société civile et de la puissance souveraine ? Question restée sans solution à l’issue du film. Si Abel Morales s’en sort, parvient à tracer sa voie et à faire croître son entreprise, il ne le fait pas sans user de la force ni ménager des compromis avec la vertu, tandis que ses camions transportant le fuel dans New York continuent d'être attaqués et leurs conducteurs tabassés. Les autorités de la ville se révèlent incapables de répondre à cette crise de violence. Les chauffeurs sont invités à s'armer pour se défendre… Et l’escalade de la violence de se poursuivre. C'est aussi à ce prix que le « rêve américain » se construit.