Ni fort ni faible !

Ne vous est-il jamais arrivé d’avoir la voix brisée sous le coup de l’émotion ? De vous mettre à pleurer subitement après une parole a priori anodine ? D’avoir su résister professionnellement jusqu’au moment où vous avez « craqué » ? Que se passe-t-il dans ces moments de rupture qui ne sont pas précisément des aveux de faiblesse ? Un événement extérieur est venu creuser en vous une ligne de faille, comme un verre peut se briser brutalement lorsqu’il reçoit un coup à l’endroit précis de la fêlure qui le met en morceaux. C’est cette fragilité interne qui nous a été rappelé par la crise, après des années de croyance en la toute-puissance, où chacun s’est retrouvé face à ses angoisses, devant composer dans la solitude et parfois dans l’urgence avec ses imperfections. Quand tout roule, ces brisures peuvent passer inaperçues, mais elles se révèlent dans l’adversité. L’augmentation des violences dans les familles, des divorces ou du taux d’anxiété serait le témoin de cette précarité existentielle.

Cependant, cet ébranlement s’inscrit aussi dans une tendance plus longue : défaite de la « norme mâle » et prise en compte de nos sensibilités, valorisation de nos échecs plutôt que du passage en force, mais également discours favorisant l’adaptation et la flexibilité. Enfin, les avancées de la science ont mis en avant ce que nous devons à notre environnement, les liens de dépendance qui nous unissent, et combien est précaire l’équilibre écologique qui assure notre maintien en vie. Bref, nous aurions désormais une conscience plus aiguë de notre fragilité personnelle comme de celle de nos institutions et du monde. D’un point de vue sociologique, écologique et politique, nous savons que nous ne sommes ni des maîtres ni des possesseurs, mais bien plutôt des sujets pris dans un réseau d’interdépendances : « co-fragiles » et « co-isolés », note le philosophe Peter Sloterdijk dans Sphères, sa trilogie consacrée aux conditions de possibilités d’un monde habitable. Dès lors, comment accueillir cette fragilité sans s’affaiblir ? Ne pas s’y abîmer sans pour autant revenir à l’archaïque fantasme de maîtrise ? Est-il vrai que là « où est le péril croît aussi ce qui sauve », pour le dire comme le poète Hölderlin ?