"Pauvres Créatures" : quand Candide rencontre Frankenstein
« “Quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre.” J’emprunte cette citation à Voltaire dans Candide (1759). Elle m’est venue au cinéma, où j’ai vu le dernier film de Yórgos Lánthimos, Pauvres Créatures, un conte rétrofuturiste… dans l’esprit du temps !
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Bella Baxter est une Frankenstein au féminin. Elle a été conçue par le professeur Godwin Baxter (interprété par le charismatique Willem Dafoe), comme une expérience chimérique : il a ramené à la vie une femme enceinte, après qu’elle s’est jetée d’un pont, en lui greffant le cerveau du bébé qu’elle portait. L’héroïne, jouée par l’actrice Emma Stone, a donc le corps d’une adulte et l’esprit d’un enfant. Elle a tout à apprendre mais les moyens d’être autonome, si bien qu’elle ne tarde pas à s’émanciper de son scientifique de père pour faire un grand tour en Europe, aux côtés de Duncan Wedderburn, un avocat débauché qu’incarne Mark Ruffalo.
“Il est certain qu’il faut voyager”, autre réplique tirée de Candide ! Le scénario du réalisateur grec n’est en effet pas sans évoquer le périple voltairien et sa mise à l’épreuve de l’optimisme, entendu comme une forme de fatalité invitant à s’en remettre à l’ordre du monde, prétendument le meilleur possible. Bella, par les épreuves successives de la violence, de l’égoïsme ou de la misère, qu’elle rencontre lors de son odyssée, affronte sans préjugés ce qui relève pour un esprit candide plutôt du grand désordre humain, heurtant sa bonté naturelle. Le monstre n’est donc pas celle qu’on croit : voyez les “pauvres créatures” que nous sommes, aveugles même au scandale du monde tel qu’il va !
Mais il y a des Lumières aussi dans cette épopée rétrofuturiste. Car l’atmosphère du scénario, plein de romantisme noir, bascule rapidement dans une truculente fantasmagorie, convoquant des images éclatantes, dans le décor fantasmé de Londres, Lisbonne, Alexandrie et Paris. Le film est adapté d’un livre éponyme d’Alasdair Gray (1934-2019), lequel participe d’une tradition littéraire écossaise : le réalisme social. L’écrivain en a été l’une des figures de proue, fondateur de l’École de Glasgow, réunissant une bande de romanciers à tendance socialiste et aux idées noires, dépeignant, par le recours à la fiction fantastique, la violence de la société… et suggérant un contre-modèle. Le roman d’apprentissage de Bella décrit une prise d’autonomie dont le sens politique est compréhensible, si l’on considère l’inclination nationaliste de l’écrivain écossais.
Mais ce n’est pas tout. Si le film séduit autant, c’est peut-être aussi qu’il valorise une autre tradition philosophique écossaise, héritée des Lumières : l’empirisme. Ce courant offre une interprétation du progrès fondée non sur le rationalisme mais sur le fait que nos connaissances dérivent de l’expérience sensible. David Hume (1711-1776), qui fut l’un des représentants de ce courant, se dit ainsi convaincu de devoir en finir avec les hypothèses “présomptueuses et chimériques” de la métaphysique, pour en revenir à l’observation, à l’expérience et à un “scepticisme mesuré capable d’enserrer dans des limites critiques les possibilités de la connaissance”. Est-ce ceci qui nous plaît tant de ce merveilleux conte gothique, à savoir l’exploration d’une alternative sceptique mais raisonnable au rationalisme, une fiction qui nous assure qu’un autre monde est possible ? »
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