Aller au contenu principal
Menu du compte de l'utilisateur
    S’abonner Boutique Newsletters Se connecter
Navigation principale
  • Le fil
  • Archives
  • En kiosque
  • Dossiers
  • Philosophes
  • Lexique
  • Citations
  • EXPRESSO
  • Agenda
  • Masterclass
  • Bac philo
 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
rechercher
Rechercher

© iStockphoto

Art de vivre

Raclette/fondue : le match philosophique de l’hiver

Clara Degiovanni publié le 28 novembre 2023 8 min

Elles sont de retour : la raclette et la fondue, plats stars de la saison froide, sont de toutes les soirées hivernales. Mais, sous leur apparente proximité, elles cachent en fait des philosophies culinaires bien différentes. Clara Degiovanni et Octave Larmagnac-Matheron se livrent à un éloge croisé et contradictoire de ces deux mets fromagers.


Éloge de la raclette

© iStockphoto
© iStockphoto

Par Clara Degiovanni
 

71 % des Français préfèrent la raclette à la fondue et ils ont raison. Le plat, originaire de Suisse, a toujours été du côté du nombre, du peuple, de la convivialité. L’histoire raconte que ce sont des bergers helvètes, fatigués et transis de froid, qui ont en premier eu l’idée de faire rôtir du fromage, au XVIe siècle. On a par la suite eu la brillante idée d’y ajouter des pommes de terre et de la charcuterie, sur lesquelles on déposait délicatement un fromage d’alpage bien chaud – appelé valais – tranché à même la tome. Dans les années 1970, les petits appareils individuels à raclette ont diffusé ce plat national suisse dans toute l’Europe. Le mot raclette – issu du fait de « râcler » le fromage – s’est popularisé pour désigner le plat tel qu’on le connaît aujourd’hui.

À l’inverse de la fondue et de ses ingrédients esseulés – pain, vin et fromage –, la raclette est un repas complet, composé de féculents, de protéines… et de pratiquement tout ce que vous souhaitez ! Elle renvoie en ce sens à ce que les Grecs appelaient l’opson, désignant tous les accompagnements que l’on mange non seulement pour se nourrir mais aussi pour prendre un certain plaisir gustatif. Le pain que l’on trempe dans la fondue relève à l’inverse du sitos, qui désigne le strict nécessaire pour survivre, sans le petit supplément d’âme qui humanise les repas.

➤ En kiosque : « S’initier à la philosophie », notre hors-série spécial Fêtes !

Or, pour être pleinement savoureux, un repas doit faire jouer une myriade d’odeurs, de saveurs, de couleurs et de textures différentes. « Pour l’essentiel, les prérogatives du goût se répartissent entre l’olfaction et le toucher buccal : les aliments sont jaugés en fonction de leur consistance, température, textures, selon les différents états de la matière, du mou, du ferme, du gluant, du craquant, du sablé, de l’onctueux ou du liquide », explique Oliver Assouly dans sa Philosophie du goût (2019). La raclette – et son fromage ni trop mou ni trop ferme, ses pommes de terre fondantes et ses cornichons amers et croquants – rend possible cette folle diversité que la fondue ne pourra jamais égaler.

La fondue est donc tristement pauvre, non seulement sur le plan gustatif mais aussi niveau sur le plan technique. Hormis le mouvement – ô combien répétitif – de tremper son bout de pain, l’amateur de fondue est inerte. À l’inverse, le mangeur de raclette est actif. Sa volonté – « quels aliments vais-je choisir ? » – mais aussi sa gestuelle – « où vais-je mettre mon poêlon ? » – sont constamment mobilisées. L’écrivain et poète suisse Eugène Rambert livre avec passion et précision les différents moments de la technique ancestrale de la vraie raclette :

« Les fromages sont descendus de la montagne ; on en prend un, gras et fait à point – c’est à bien choisir que se connaît le talent –, puis on le coupe en deux moitiés égales, dont on promène la tranche sur un large brasier. Quand elle est bien dorée, bien rousse, bien fondante, en pleine ébullition, on la racle d’un coup rapide de lame de couteau. »

— Les Alpes suisses. Ascensions et flâneries (1888)

Dans son Grand livre des fromages, la spécialiste Juliet Harbutt donne un indice précieux sur le moment parfait pour faire couler son fromage : il faut, dit-elle, attendre qu’il « commence à fondre en faisant des bulles ».

“Si j'enfonce dans le visqueux, je sens que je vais m'y perdre, c’est-à-dire me diluer en visqueux”, écrit Sartre dans L’Être et le Néant. À l’inverse, le pâteux – comme celui du fromage à raclette – “ne compromet pas, parce qu’il est inerte”

 

Si le fromage à raclette est onctueux, il n’est pas liquide. À l’inverse, la fondue, arrosée de vin blanc, est à la fois liquide est gluante. On s’y perd. On s’y noie… Et c’est le drame : on y fait tomber son bout de pain, et l’on écope du fameux gage. Si cette activité semble à première vue ludique, elle cache une réalité plus pernicieuse. Dans L’Être et le Néant, Jean-Paul Sartre écrit : « Si j'enfonce dans le visqueux, je sens que je vais m'y perdre, c'est-à dire me diluer en visqueux ». À l’inverse, le pâteux – comme celui du fromage à raclette – « ne compromet pas, parce qu’il est inerte ». Contre la liquidité douteuse de la fondue, privilégions donc la pâte plus franche, et plus roborative, du fromage à raclette. D’autant plus que, pour ne rien gâcher au plaisir, cette pâte à raclette onctueuse est rehaussée par les bords croustillants et grillés du fromage, que l’on appelle poétiquement les « religieuses », ou les « dentelles ».

Non seulement la fondue est pauvre en technique, en variété et en texture, mais elle est aussi, plus tristement, pauvre en humanité, en joie, en réelle et profonde convivialité. Plus chic et plus hautaine que la raclette, le plat savoyard n’est pas bavard. Avec la raclette, à l’inverse, on est obligé de parler, de négocier, de discuter en permanence : « Combien reste-t-il de pommes de terre ? », « Sont-elles encore chaudes ? », « Je peux prendre la dernière tranche de viande des Grisons ? » Ces discussions, loin d’être anecdotiques, appartiennent pleinement au rituel de la raclette. Le plat suisse est un pied de nez à l’idée terrible évoquée par Olivier Assouly, selon laquelle toute « esthétique du goût » serait « impérieusement subjective, fugace, intérieure, incommunicable, vouant l’homme au solipsisme et au mutisme ». Face à un tel tourbillon de goûts et de textures, qui peut encore vouloir de l’austérité d’une simple fondue ?


Éloge de la fondue

© iStockphoto
© iStockphoto

Par Octave Larmagnac-Matheron
 

Fondue et raclette ne se ressemblent qu’en apparence. Certes, le fromage surabondant les rapproche. Mais quelle différence de l’une à l’autre ! Dans la première, le fromage est tout. Dans la seconde, il n’est qu’un magma trop vite durci qui recouvre et lie une farandole d’aliments les plus hétéroclites. Chacun y va de sa patate, de son cornichon, de son jambon, de son champignon – voire de son poivron. Pourquoi pas des artichauts, tant qu’on y est ? La raclette n’a d’autre limite que la fantaisie égoïste la plus éperdue. Dans l’intimité bien délimitée du caquelon se dissimule l’idiosyncrasie débraillée et l’obsession égotique de distinction. La raclette n’est qu’une illusion de partage. Chacun y mange, tout compte fait, ce qu’il veut. Rien à voir avec la fondue. Quelle sublime homogénéité ! Quelle exquise simplicité ! Tout, ici, tend vers l’Un. Le beaufort, le comté et l’emmental se mêlent au vin blanc et opèrent, à partir de ce multiple, une transmutation alchimique véritablement philosophique.

Dans la fondue, “les ingrédients continuent d’exister dans le mélange, quoique seulement en puissance”. […] “Bien que chaque portion de fondue, aussi petite soit-elle, soit constituée de vin et de fromage, ceux-ci n’en sont pas des parties spatiales”
Alain de Libera et Olivier Massin

 

Alain de Libera et Olivier Massin évoquent cette énigme dans leur article « Qu’est-ce qu’une fondue ? » (2014). Que se passe-t-il, dans le mélange « parfait » ? Faut-il dire que « les ingrédients continuent d’exister dans le mélange, quoique seulement en puissance » ? Ou bien que « les ingrédients cessent d’exister » dans la mixture ? Libera et Massin donnent leur préférence à une troisième solution : « Bien que chaque portion de fondue, aussi petite soit-elle, soit constituée de vin et de fromage, ceux-ci n’en sont pas des parties spatiales. » Le mystère de la fondue est au moins aussi profond que celui de la couture indiscernable du corps et de l’esprit. « Bien qu’une personne se trouve toujours quelque part, précisent-ils, il n’est pas évident que ses états mentaux ou ses traits de caractères s’y trouvent aussi. » Il faut donc un certain talent, un peu de technique pour apprivoiser la fondue.

Rien à voir avec l’agrégat disparate dont l’amateur de raclette, plat sans cuisine, se repaît. Le plaisir de ce dernier se nourrit du divers : il doit, pour rester en éveil, passer d’un goût à l’autre, d’une texture à l’autre, d’une température à l’autre. Le plaisir du mangeur de fondue se tient au contraire tout entier dans l’approfondissement. Il n’a pas besoin de la distraction variée des sensations pour s’accroître. Il est volupté du plaisir « naturel et nécessaire » dans toute sa pureté, dans son radical dépouillement, dont Épicure disait qu’il se suffisait, souverainement, de « pain dur » et de « fromage ». « Rien de trop. »

Mais la frugalité des ingrédients de la fondue qu’une apparence de pauvreté. Car la satisfaction s’amplifie d’elle-même en s’enfonçant dans le même. N’est-ce pas là le motif même de l’appétit – puissance de désirer qui ne manque de rien et n’a besoin de rien pour s’augmenter, mais se développe là même où la faim s’est tue, selon l’idée de Spinoza ? La fondue est un mets sans fin, sans mesure. Je n’ai pas d’emblée, dans mon assiette, la totalité de mon repas. Au contraire, dans la fondue, tout se passe entre la marmite et la bouche, dans une immédiateté plus primitive. Je suis entièrement dans le geste de manger. Tout au long de la soirée, je ne fais que me resservir par petites touches infinitésimales – augmentation graduelle presque imperceptible de ma jouissance où l’appétit s’affirme.

Maintenu dans un état d’onctuosité par une chaleur tempérée, qui, tout en contenant l’ébullition, fluidifie suffisamment la matière pour que les rêveries libres de l’âme y pénètrent, le mélange « informe et multiforme » a besoin d’un support pour faire le chemin jusqu’à la bouche. Et ce support est le même pour tous. Le pain, brisé, est l’image même du com-pagnonnage. Il ne dément pas la convivialité du plat mais la confirme. Autour de la fondue, chacun se reconnaît l’égal de l’autre, mais plus encore se reconnaît en l’autre. Certains pensent que la légendaire soupe au lait de Kappel, autour de laquelle se réconcilièrent, sur la ligne de front, catholiques et protestants suisses, était d’ailleurs une fondue primitive.

La fondue est un temps mis en commun, qui abolit la géographie des partages. Savoyarde, fribourgeoise, normande, jurassienne, elle n’a pas vraiment de frontière ni de recette bien définie. Anthelme Brillat-Savarin résume les choses dans sa Physiologie du goût (1825) : « C’est un mets sain, savoureux, appétissant, de prompte confection, et partant toujours prêt à faire face à l'arrivée de quelques convives inattendus. » La fondue est du côté de l’ouverture à l’autre, du commun – au risque peut-être, plongeant son pic dans le même plat que l’autre, de se laisser contaminer par les miasmes qui circulent d’être en être. Malaisée à manger, projetant ça et là ses filaments entremêlés, elle enraye la comédie de la représentation sociale, le jeu des apparences.

Personne n’est distingué, attablé autour d’une fondue. La raclette, au contraire, nourrit dans sa débauche bigarrée l’individualité étroite. La fondue fait son miel de ce que l’individu jette et rejette comme impropre, indigne de lui : on y plonge volontiers les reliquats de fromage et le pain rassis. Pas de gâchis. L’alambic des montagnes exauce les restes, les transfigure. Elle fait, des riens mêlés, un or sapide offert à tous.

➤ Cet article vous a mis en bouche ? Prolongez la dégustation philosophique en vous abonnant à la Lettre de la rédaction : elle est quotidienne et gratuite !

Individualiste, la raclette ? Ennuyeuse, la fondue ? À table !
Expresso : les parcours interactifs
Comment apprivoiser un texte philosophique ?
Un texte philosophique ne s’analyse pas comme un document d’histoire-géo ou un texte littéraire. Découvrez une méthode imparable pour éviter le hors-sujet en commentaire ! 
Découvrir Tous les Expresso
Sur le même sujet
Article
6 min
Alain Caillé : “La convivance, c’est l’art de s’opposer sans se massacrer”
Jean-Marie Durand 24 janvier 2022

Auteur d’un nouveau texte, Si j’étais candidat… Pour une politique convivialiste (Le Pommier, 2022), Alain Caillé, professeur émérite de…

Alain Caillé : “La convivance, c’est l’art de s’opposer sans se massacrer”

Article
2 min
Alain Badiou, Marcel Gauchet: ils rejouent le match à la télé
19 octobre 2014

Alain Badiou face à Marcel Gauchet: les deux intellectuels ont rejoué le vendredi 17 octobre 2014 dans l'émission de Frédéric Taddeï, “Ce soir (ou…

Alain Badiou, Marcel Gauchet: ils rejouent le match à la télé

Article
4 min
“L’enfer, c’est les autres” : quand Beauvoir contredit Sartre
Octave Larmagnac-Matheron 22 janvier 2022

« L’enfer c’est les autres », écrivait Jean-Paul Sartre. Une campagne récente de la Fondation Abbé Pierre, elle, corrige la citation…

“L’enfer, c’est les autres” : quand Beauvoir contredit Sartre

Article
13 min
Alain de Libera : « C’est en lisant Averroès que les chrétiens ont appris à philosopher »
Martin Legros 27 septembre 2012

Contre ceux qui s’imaginent que l’Occident chrétien a l’apanage de la rationalité philosophique, Alain de Libera, spécialiste de philosophie médiévale, met au jour le rôle décisif des penseurs arabo-musulmans. De Bagdad à l’Andalousie,…


Article
2 min
Pourquoi aimons-nous partager un repas ?
Batiste Morisson 29 novembre 2022

Un déjeuner ou un dîner en commun est une promesse de convivialité… pas toujours tenue. Les philosophes mettent les petits plats dans les grands…

Pourquoi aimons-nous partager un repas ?

Dialogue
10 min
Gagnaire, This, Etchegoyen. Qu’est-ce qu’un repas réussi ?
Sven Ortoli 27 septembre 2006

Mon premier est un artiste de la cuisine. Mon deuxième, un chimiste, animé d’une curiosité si dévorante pour le bien-manger qu’il en a créé, avec…

Gagnaire, This, Etchegoyen. Qu’est-ce qu’un repas réussi ?

Article
5 min
Les philosophes et l’hiver
Octave Larmagnac-Matheron 22 janvier 2021

L’hiver, plus belle saison de l’année ? C’est bien l’avis de Thoreau, Baudelaire ou encore Emerson. Florilège de leurs odes à la glace, à la…

Les philosophes et l’hiver

Article
1 min
Amélie Nothomb. Assoiffée
Martin Legros 20 août 2019

“Avoir un corps, c’est ce qui peut arriver de mieux.” Cette formule qu’Amélie Nothomb a l’audace et la cruauté de prêter à Jésus au moment où il monte sur la croix dans Soif, son dernier roman qui paraît en cette rentrée, pourrait…


À Lire aussi
Fondue Confucius
Fondue Confucius
Par Bernd Piringer
mai 2014
Que veut dire “avoir faim” ?
Que veut dire “avoir faim” ?
Par Nicolas Tenaillon
mai 2022
"Soleil vert", recycle de vie
Par Ollivier Pourriol
  1. Accueil-Le Fil
  2. Articles
  3. Raclette/fondue : le match philosophique de l’hiver
Philosophie magazine n°178 - mars 2024
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Avril 2024 Philosophe magazine 178
Lire en ligne
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Réseaux sociaux
  • Facebook
  • Instagram
  • Instagram bac philo
  • Linkedin
  • Twitter
Liens utiles
  • À propos
  • Contact
  • Éditions
  • Publicité
  • L’agenda
  • Crédits
  • CGU/CGV
  • Mentions légales
  • Confidentialité
  • Questions fréquentes, FAQ
À lire
Bernard Friot : “Devoir attendre 60 ans pour être libre, c’est dramatique”
Fonds marins : un monde océanique menacé par les logiques terrestres ?
“L’enfer, c’est les autres” : la citation de Sartre commentée
Magazine
  • Tous les articles
  • Articles du fil
  • Bac philo
  • Entretiens
  • Dialogues
  • Contributeurs
  • Livres
  • 10 livres pour...
  • Journalistes
  • Votre avis nous intéresse