Thierry Lévy, Marc Angenot. Controverse sur la rhétorique

Historien des idéologies politiques, professeur de littérature française à l’université McGill, à Montréal, et titulaire de la chaire d’études sur le « Discours social », Marc Angenot soutient que la rhétorique, cette science de la persuasion, aide à argumenter en toute circonstance, mais conduit, le plus souvent, à un dialogue de sourds (Dialogue de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Mille et Une Nuits). Il a rencontré l’avocat Thierry Lévy, qui a écrit sur l’art de l’éloquence et la profession d’avocat (Convaincre. Dialogue sur l’éloquence, avec Jean-Denis Bredin, Odile Jacob), et a notamment obtenu, à force de persuasion, l’acquittement de Roger Knobelspiess en 1986.

Marc Angenot : Ce qui me frappe lorsque j’analyse les grandes disputes philosophiques ou les débats politiques, c’est que jamais aucun des protagonistes ne parvient à convaincre son adversaire ! Et ceci, quelle que soit la puissance des arguments. Pourquoi ? Parce que les polémiques sont irréductibles à tout accord. Ce qui oppose un frère prêcheur et un voltairien au XVIII^e siècle, un réactionnaire et un progressiste un siècle plus tard, un stalinien et un libéral dans les années 1950 ou un homme de droite et un autre de gauche, ce ne sont pas des intérêts divergents à partir desquels il serait possible de construire un échange. Ce qui les oppose, c’est une manière irréconciliable de thématiser le monde, de le nommer, rendant de facto impossible le partage de points de vue…

Thierry Lévy : Il m’est difficile de vous suivre sur ce terrain. Vous évoquez dans votre livre un exemple intéressant qui est celui du socialisme et de l’anarchisme, que vous comparez à deux frères ennemis. J’ai du mal à croire que si ces doctrines sont irréconciliables, ce n’est pas pour des raisons idéologiques, dites-vous, mais parce que la rhétorique à l’œuvre dans leurs polémiques les conduit implacablement au dialogue de sourds. Selon moi, la rhétorique évite justement le dialogue de sourds…

M. A. : Si le dialogue est d’emblée impossible entre un socialiste comme Jules Guesde, par exemple, et un anarchiste comme Kropotkine, c’est parce que, dès les premiers mots échangés, ils s’aperçoivent qu’ils ne donnent pas le même sens à ces mots. Même lorsqu’ils évoquent la révolution ou le socialisme, qui ont pour les deux une valeur symbolique considérable, ils ne parlent pas de la même chose. Or rien n’est plus insupportable que de parler à quelqu’un qui donne l’impression d’utiliser le même vocabulaire que vous, mais qui ne donne pas à ces mots le même sens que vous : le sens qui vous paraît normal. Lorsqu’on bute sur les termes de l’échange, il y a ce que j’appelle une coupure cognitive.Celle-ci fait apparaître l’interlocuteur qui prend des vessies pour des lanternes comme irrationnel, loufoque, voire fou. Les mots pour le désigner relèvent de l’invective. Et le dialogue entamé débouche forcément sur une impasse.