Une instance de dialogue avec l’islam pour prévenir la radicalisation

Prévenir la radicalisation : autour de cette ambition, cent cinquante personnalités – imams, aumôniers, théologiens, sociologues, jeunes militants associatifs, responsables du Conseil français du culte musulman... – se sont réunies lundi 21 mars, au ministère de l’Intérieur, place Beauvau. Cette « instance de dialogue avec l'islam de France » succède au dialogue entamé en juin 2015. Pour Manuel Valls, qui a prononcé un discours d’ouverture, il est important de chercher à identifier ce qui mène à la radicalisation, de comprendre ce « phénomène complexe et protéiforme, et les sciences sociales ont bien sûr un rôle à jouer pour comprendre, analyser, décortiquer les mécanismes qui font que des individus basculent dans cette forme d’hyperviolence, de négation de l’autre, de nihilisme ». Chercher à comprendre sans disculper car, précise le Premier ministre, « les terroristes sont responsables de leurs actes, ils n'ont pas de circonstances atténuantes, ce sont des individus libres, qui avaient le choix ».

Nihilisme islamiste

Le philosophe Raphaël Enthoven souligne en effet dans une analyse du nihilisme islamisme, suite aux attentats qui ont ensanglanté la France en janvier 2015, combien « ces tueurs à la voix calme – qu’il serait rassurant de tenir pour des déséquilibrés ou des incultes – ont bien les pieds sur terre et savent ce qu’ils font. La volonté du néant ne perd pas le nord. Loin d’être une vocation, une règle d’or ou un devoir, le djihad (sous la seule version qu’on lui connaît désormais) est un troc, un placement, où celui qui dépose ses économies escompte un retour immédiat. […]. L’islam des tueurs ajoute au mal pour le mal la dimension mesquine d’un nihilisme vénal et calculateur. »

Que faire contre le déraisonnable désir de mort ? « Le discours anti-idéologique partage avec ceux qu’il veut édifier la conviction déraisonnable qu’une idée peut guérir d’une idée. Or, c’est une illusion : par définition, aucune idéologie (fût-elle hostile aux idéologues) n’est de nature à guérir de la tentation idéologique. Au contraire : elle la renforce. À quoi sert-il de dire au nihiliste qu’il est nihiliste, sinon à le conforter dans le sentiment qu’il est dans le vrai ? On ne guérit pas le nihiliste qui se prend lui-même pour une cure » poursuit le philosophe. Compte tenu de la difficulté de convaincre le nihiliste qui s’est déjà radicalisé, l’enjeu est donc d’abord la prévention.

Comprendre la radicalisation

Dans le cadre de cette « instance de dialogue », des groupes de travail ont notamment réfléchi à la prévention de la radicalisation en prisons, chez les jeunes ainsi que sur les réseaux sociaux. De fait, selon Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, auteur de Radicalisation (Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2014), il existe à la source de la radicalisation le sentiment d’être enfermé dans un monde clos et déshumanisé, qui suscite une « ghettoïsation intérieure ». Elle se traduit par des actes de délinquance qui conduisent certains en prison. Dans une enquête consacrée à l’embrigadement djihadiste, il précisait: « Certains se satisfont de ce que la délinquance leur apporte en terme de mode de vie. Mais une infime minorité a besoin d’aller au-delà de cette vie éclatée. Or l’islamisme a une fonction essentielle sur le plan de la constitution de l’ego : il inverse le paramètre de l’indignité. En devenant des chevaliers de la foi, ils deviennent une sorte d’élite. Ils étaient jugés, ils deviennent juges de la société et la condamnent sans appel à la mort. Le djihadisme est un acte de recouvrement d’identité. »

Fragilités identitaires

Alors que faire ? Dans un dialogue avec le philosophe Yves Michaud, le psychanalyste Fethi Benslama, auteur de La Guerre des subjectivités en Islam (Nouvelles Éd. Lignes, 2014) et de L’Idéal et la Cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation (Nouvelles Éd. Lignes, 2015) invite à prendre la mesure de ces fragilités identitaires qui se transforment en une véritable menace. « Le fait majeur reste le suivant : des adolescents en pleine crise d’identité rencontrent l’offre djihadiste et sont prêts à l’adopter avec l’illusion de se sortir de leur impasse. Les suicidaires et les meurtriers trouvent là l’occasion d’anoblir leurs actes destructeurs par la cause de Dieu. » Selon lui, « L’école doit détacher, décoller l’enfant de son contexte et lui permettre d’effectuer cette transformation en citoyen. Quand, chez un jeune, la souffrance est située sur cette dimension identitaire, le décollement est bien plus difficile. Vous demandez à quelqu’un de se séparer de ce qui pour lui fait problème, de ce qui est sensible, brûlant, irrésolu. Par ailleurs, si les gens vont mal, ils ne parviennent pas à apprendre. Dans un environnement social dégradé, l’école ne peut pas fonctionner comme un îlot : elle ne parvient plus à accomplir ses missions. » 

Action publique

Pour Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de Toulouse, fondateur en 2006 du Radicalisation Watch Project, un programme de veille franco-américano-canadien, une action publique de déradicalisation doit être entreprise, et non seulement laissée à la responsabilité de la société civile : « Il faut instaurer un centre national où l’État se chargerait de réhabiliter les individus dans leur fonction de citoyens. Peu importent les croyances, cela ne le regarde pas. »

Le ministre de l'Intérieur Bernard Cazeneuve aura-t-il suivi ces recommandation? En prenant la parole en fin d’après-midi pour tirer les premières conclusions de cette journée dans un discours de clôture, il a ainsi indiqué que, « de son côté, l’État doit prendre toutes les dispositions pour prévenir la radicalisation violente de celles et ceux qui pourraient rejoindre les groupes terroristes et commettre des attentats sur notre sol » et que « partout où cela est possible », les préfectures s'appuieront sur « “référents religieux” pour aider à la prise en charge de certains individus radicalisés et de leur famille.»