Apocalypse cognitive

Une recension de Martin Legros, publié le

Préhistoire de l’attention

Selon le sociologue Gérald Bronner, la révolution numérique révélerait notre nature humaine la plus profonde, qui s’est construite durant la Préhistoire. Une hypothèse stimulante ou simpliste ?

 

Voici un essai aussi passionnant que déroutant. Avec un sens de la dramatisation argumentée, Gérald Bronner propose un diagnostic original sur la crise de notre temps. Elle tient moins à des problèmes objectifs, comme le réchauffement climatique ou la montée en puissance des régimes autoritaires, qu’à un ressort psychique : la bataille de l’attention. Jamais dans l’histoire, l’humanité n’a disposé d’un tel capital attentionnel. Avec la réduction massive du temps éveillé que nous consacrons au travail sur toute une vie – en France, il est passé de 48 % en 1800 à 11 % aujourd’hui –, l’humanité a gagné un temps libre considérable – le fameux « temps de cerveau humain disponible », selon la formule de Patrick Le Lay, le patron de TF1, à propos du capital que la chaîne vendait à ses annonceurs et que Bronner reprend à son compte sans jamais le citer, étrangement. « Ce temps libéré de notre esprit a été multiplié par plus de cinq depuis 1900 et par huit depuis 1800 ! Il représente aujourd’hui dix-sept années, soit près d’un tiers de notre temps éveillé. C’est un fait inédit et significatif dans l’histoire de l’humanité. » 

Toute la question est de savoir ce que nous allons faire de cette précieuse ressource ? Allons-nous la consacrer à traiter collectivement les défis du moment, à base d’inventions scientifiques et technologiques, de partage des connaissances, de délibération démocratique et de régulation internationale ? Ou allons-nous la laisser se faire capturer par le marché dérégulé de l’information qui, à rebours de l’idéal d’émancipation des fondateurs de l’Internet, donne libre cours à nos penchants et favorise les biais cognitifs et le temps court ? À suivre Bronner, la balance penche du mauvais côté. Les informations qui nous captivent sont celles qui entretiennent nos peurs, confondent causalité et corrélation, relaient notre besoin de nous exhiber et de nous comparer, nous désinhibent de la violence et nous incitent à préférer les satisfactions immédiates du virtuel à la rude confrontation avec le réel. 

Selon le sociologue, ce tableau clinique est une véritable « révélation ». D’où le terme d’« apocalypse cognitive » – apocalypse signifiant d’abord révélation d’une vérité cachée. Que révèle donc la dérégulation du marché de l’information ? Ni plus ni moins que… notre nature humaine la plus profonde, constituée par les structures de notre cerveau et les habitus cognitifs acquis durant la Préhistoire. Loin d’avoir « dénaturé » l’homme en le soumettant à des dispositifs aliénants, le capitalisme numérique ferait apparaître les invariants de la nature humaine que nous avons tendance à refouler. L’homme des clashs sur les réseaux sociaux, prêt à adhérer aux infox et aux thèses complotistes, c’est « l’homme préhistorique qui revient sur le devant de la scène ». Un homme à qui il faut réapprendre à « différer la satisfaction de ses désirs immédiats » et à « domestiquer l’empire de ses intuitions erronées ». 

Si l’hypothèse est intéressante, on est stupéfait de l’anthropologie simpliste sur laquelle elle repose. Pour Bronner, l’homme préhistorique est en effet un homme tellement occupé à assurer sa subsistance dans un milieu hostile qu’il ne peut s’expliquer le fonctionnement de la nature qu’en peuplant le ciel de créatures enchantées avec lesquelles il doit négocier en permanence. Jusqu’au jour où surgit la raison qui lui permet de passer d’un rapport de soumission à un rapport de domination avec le monde. Marx ironisait sur les « robinsonnades » par lesquelles les philosophes du XVIIIe siècle se représentaient l’homme préhistorique. On est stupéfait qu’un sociologue français, qui ne peut ignorer les travaux sur la Préhistoire et l’ethnologie moderne, d’André Leroi-Gourhan à Claude Lévi-Strauss en passant par Pierre Clastres ou Philippe Descola, puisse se faire une image aussi rudimentaire de l’homme prémoderne et de ses croyances. Et quand Bronner nous annonce que « l’heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner », on est séduits par l’hypothèse, mais on se demande où il a été cherché une image aussi fruste de Robinson.

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