Arcadie

Une recension de Philippe Garnier, publié le

« À Liberty House, nous baignons dans l’amour : celui qu’Arcady nous donne et que nous lui rendons bien, mais aussi celui que nous éprouvons les uns pour les autres malgré l’exaspération que suscite immanquablement la vie en communauté. » Utopie ou dystopie, cauchemar ou paradis ? Emmanuelle Bayamack-Tam excelle à maintenir l’équivoque. Installée dans un ancien pensionnat religieux au confort rudimentaire mais jouissant d’un cadre bucolique, à l’abri des ondes et autres pollutions, la communauté de Liberty House rassemble quelques dizaines d’individus dont plusieurs junkies et une millionnaire. La cuisine, végétarienne, y est raffinée. L’épanouissement personnel y tourne à l’obsession. Arcady, le maître des lieux, prêche l’abandon du narcissisme et la jouissance sans entrave. Deux utopies s’y superposent : la permissivité hédoniste des années 1960-1970 et l’hygiénisme écologiste des années 1990-2000. Comme il se doit, on s’y prépare aussi à l’apocalypse imminente.

Tout est raconté par la fraîche voix de Farah, bientôt 15 ans, qui vit avec sa famille dans ces lieux protégés. Elle s’exprime dans une langue choisie, aussi riche d’argot que de préciosités. Sa description mêle volontiers l’anecdote à la catastrophe : « Comme il faut bien vivre en attendant la mort, nous finissons par aller manger le risotto au butternut et romarin de Fiorentina […], je constate même qu’elle nous sert une île flottante au dessert, ce qui peut s’assurer comme une allusion, un message crypté : le monde va peut-être s’autodétruire mais Liberty House est une île autarcique. » De quoi s’inquiète l’adolescente ? Elle est amoureuse du gourou de Liberty, mais son corps donne des signes inquiétants de virilité. Sa puberté s’annonce comme un changement de sexe. Une communauté repliée sur elle-même engendre-t-elle des monstres ? Ne serait-ce pas plutôt l’affirmation d’une condition transgenre assumée et triomphante ? Arcadie s’interdit les solutions tranchées. D’ailleurs, face à l’irruption d’un jeune migrant égaré, le sens de la frontière reprend ses droits. Les élus de Liberty House se montrent plus hostiles, moins solidaires que prévu. D’autres dangers, tout aussi prévisibles, planeront bientôt sur la communauté. Sous une futilité apparente, Arcadie recèle une riche thématique. Mais ce qui trouble avant tout dans ce livre singulier, c’est le ton, comme un badinage panique avant la fin du monde.

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