Esquisses

Une recension de Philippe Nassif, publié le

Le livre est bref : cinquante « esquisses » s’enchaînent sur une centaine de pages. Cela nous laisse le temps de le relire. C’est même conseillé, tant le propos de Jean François Billeter – rédigé dans une langue des plus claires – est à la fois ambitieux et dense. L’ancien sinologue devenu philosophe y ramasse – esquisse  – en effet l’essentiel d’une pensée qui, livre après livre, alterne entre deux pôles. D’une part, une critique sociale à la tonalité libertaire (comme l’atteste la réédition chez Allia de La Chine trois fois muette). D’autre part, une exploration de ce que les Chinois appellent le « tao » mais que Billeter, initié jadis à la calligraphie, traduit par « fonctionnement des choses », « grande méthode » ou encore « loi de l’activité » (tel qu’il l’emploie dans ses superbes Études sur Tchouang-tseu, là aussi rééditées chez Allia).

Dans ses Esquisses, Billeter, pour la première fois, articule le politique et le subjectif. Il ne se contente pas de rappeler ses analyses sur la façon dont fonctionne l’activité de notre corps vivant (qui comprend en lui le phénomène de la conscience, cette « efflorescence » de l’activité lorsqu’elle « devient sensible à elle-même ») et sur la façon dont nous pouvons la perfectionner (en cultivant l’arrêt, la démobilisation de notre activité consciente afin que l’idée, la parole, l’acte justes surviennent d’eux-mêmes). Il montre de quelle façon cette compréhension renouvelée du sujet nous invite à reprendre le projet d’émancipation des Lumières là où l’ont laissé ses initiateurs – à commencer par Spinoza, souvent commenté et prolongé dans ce livre.

« Nous sommes libres, non lorsque nous n’en faisons qu’à notre tête, mais lorsque nous donnons forme à une nécessité qui s’exprime en nous »

Face à la nécessité de formuler une alternative à un capitalisme devenu mortifère, nous avons besoin d’une « idée positive de la liberté », affirme-t-il. Or les gauches des deux derniers siècles se sont contentées d’une définition seulement négative de la liberté : une liberté comprise comme « absence d’entrave ». Elles ont ainsi manqué d’un but susceptible de nous inspirer la volonté de franchir le pas : de fait, dans l’état actuel du discours dominant, « nous ne savons pas ce que nous ferions de notre liberté » conquise par un affranchissement des servitudes industrielles, salariales et consuméristes.

C’est qu’il nous reste à comprendre que nous sommes libres, non pas lorsque nous n’en faisons qu’à notre tête, mais lorsque nous parvenons à donner forme à une nécessité qui s’exprime en nous. De tels mouvements nous donnent un sentiment d’accomplissement : ils sont « finis ». Ils nous guérissent ainsi de ce mauvais infini – de jouissances et de profits – que le fonctionnement du capitalisme initie : ils cultivent nos désirs essentiels et nous amènent à délaisser nos envies superficielles.

Bref, une compréhension de la liberté comme enrichissement de notre nécessité intérieure rendrait désirable ce que d’autres appellent un idéal de décroissance et que Billeter nomme plus simplement « une vie civilisée ». Ou encore : une démocratie « approfondie » susceptible de mobiliser tous les citoyens européens, puisque fondée sur la « pédagogie » d’une expansion de la puissance d’exister de chacun d’entre eux. Projet dont la première brique, signale en passant Billeter, serait l’instauration d’un revenu citoyen versé à tous et tout au long de la vie. Ces Esquisses sonnent comme une invitation à un grand dialogue – à la fois à venir et déjà là – sur les ressorts de notre commun désir d’élévation, par où la vie ensemble reprend véritablement sens.

Sur le même sujet

Article
4 min
Octave Larmagnac-Matheron

Beaucoup de choses apparentent le taoïsme au stoïcisme. Seul les distingue le rapport, décisif, à l’individualité. Là où les stoïciens visent à l’appropriation de soi par l’exercice de la raison, le taoïsme tend à la dépossession de soi…


Entretien
12 min
Philippe Nassif

Exégète de Tchouang-tseu, considéré comme l’un des fondateurs du « taoïsme philosophique », Jean François Billeter va au-delà des différences culturelles pour mieux exprimer l’universalité de l’expérience humaine. Passé de la sinologie…


Article
4 min
Barbara Bohac

Auteur d’essais sur la pensée chinoise, François Cheng souligne l’importance du Vide dans la peinture de Shi Tao (1642-1707). Principe actif, le Vide assure la circulation des souffles vitaux.




Article
7 min
Alexis Lavis

Le Tao n’est pas seulement une « voie » philosophique vers l’immortalité… En dehors des traités de Laozi et de Zhuangzi, il a profondément influencé l’art chinois, comme le prouve l’exposition de peintures et d’objets que lui consacre…


Article
10 min
Martin Duru

Né avec de grandes oreilles (un signe de sagesse), fonctionnaire à la cour des Zhou, il aurait été remarqué par Confucius avant de prendre la route et de rédiger le Daodejing, texte clé du taoïsme… Peu à peu érigé au rang de dieu,…