Je crève la forme - ou l'humble quête d'un homme visant à la perfection corporelle

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Qu’est-ce qu’être en bonne santé ? Avec des approches très différentes, deux livres montrent à quel point, dans un monde ultra-médicalisé et sécurisé, la question perd son sens. Le premier s’intitule Je crève la forme. Il est l’œuvre d’un journaliste new-yorkais. Dans le but d’atteindre la santé physique et mentale parfaite, A. J. Jacobs s’est infligé pendant un an l’intégralité des prescriptions médicales, diététiques, hygiéniques, sportives qui accablent le consommateur américain. En cobaye docile et narquois, il essaie mois par mois d’innombrables produits. On passe de la spiruline en poudre qui vous met à l’abri du cholestérol à la séance de méditation hebdomadaire qui développe votre puissance cérébrale. Si l’auteur tente de sauver quelques préceptes de cet océan d’inepties à but très lucratif, c’est surtout le concept même de santé qui vacille. La « forme » est déjà une version paroxystique et compétitive de la santé, mais ce livre montre à quel point cet océan de normes sanitaires en fait un horizon de performance, de surveillance maniaque de soi, et donc d’échec permanent. Entre la menace quotidienne de maladie grave et la perfection décourageante, la santé n’est plus, comme l’entendait Georges Canguilhem, la capacité à produire ou à adapter les normes du corps vivant, encore moins la « vie dans le silence des organes » mais un utopique point de fuite drainant le juteux marché des salles d’entraînement et de la parapharmacie.

Patrick Zylberman, à son tour, ne parle plus de santé mais d’obsession sanitaire. Savant et compact, son essai Tempêtes microbiennes situe la question à l’échelle planétaire. La catastrophe sanitaire est devenue l’horizon de pensée d’une génération d’experts et de politiques. La dernière panique en date, celle du virus H7N9 en 2013, succède à un cortège de menaces redoutables – H1N1, Creutzfeldt-Jakob, Sras ou grippe aviaire. Inspirée par la pensée militaire de la guerre froide mais aussi par le thriller et le cinéma hollywoodien, la gestion sanitaire de l’humanité ne se conçoit plus que comme une mobilisation générale face à des scénarios catastrophes. L’imaginaire du pire la gouverne et lui sert de moteur. La préparation au chaos est devenue quotidienne. Comme si, là encore, seule l’anomalie extrême pouvait rendre compte de cette norme déroutante et banale qu’est par définition la santé.

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