Le Corps et ses raisons

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La sensibilité fut, de bout en bout, le sujet qui passionna le philosophe suisse Jean Starobinski (mort en 2019). C’est pourquoi Rousseau fut, parmi les auteurs des Lumières qu’il étudia, celui qui l’inspira le plus. On savait que l’historien des idées avait été médecin – et son grand livre L’Encre de la mélancolie est une exploration aussi littéraire que médicale puisqu’y est publiée une partie de sa thèse de psychiatrie. Mais on le lisait comme un amoureux de la littérature qui avait touché à la médecine dans une vie antérieure. Ce volume de ses textes sur la médecine, écrits entre 1950 et 1980 et rassemblés sous son contrôle, vient rappeler que Jean Starobinski n’eut qu’une seule et grande vie intellectuelle et que, s’il opta professionnellement pour les études littéraires en 1958, il ne cessa jamais d’être médecin. C’est ainsi que la sensibilité est au cœur de son œuvre.

En choisissant pour titre Le Corps et ses raisons, il déplace sur le corps ce que Pascal disait du cœur : « C’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. » Il observe les rationalités croisées de la médecine et de la littérature, par exemple sur l’origine de la semence avec Montaigne, la chlorose (anémie) dans les romans du XIXe siècle et, bien sûr, la critique de l’imposture médicale chez Molière… Starobinski ne cesse pas pourtant d’être un rationaliste – dans plusieurs de ces textes, il fustige le charlatanisme des médecines parallèles et repère dans ce retour de la pensée magique le revers du narcissisme exacerbé que suscite une préoccupation sanitaire ultra-médicalisée. Il relit Pline l’Ancien, Galien, Bachelard et surtout Canguilhem et Merleau-Ponty avec lesquels sa pensée est en dialogue. De Merleau-Ponty, il reprend la réflexion sur « le corps propre » et la présence au monde comme « certitude sensible » venue du corps. Dans un très bel article « Le philosophe couché », Starobinski médite sur le tact intérieur, cette « sensibilité qui nous fait percevoir l’intérieur de notre corps ». Il la lit dans la mort de Socrate, les sensations du narrateur « couché de bonne heure » chez Proust, l’extase lors du Rêve de d’Alembert chez Diderot et les explorations solitaires des profondeurs du corps chez Michaux : « Le monde extérieur, auquel la technique moderne impose son ordre et ses désordres, est devenu agressif, décevant, inhabitable, conclut Starobinski. Il reste, à l’intérieur de nous, un monde sauvage […] où nous avons le sentiment de retrouver intacte une nature première. »

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