Médecines douces et antivax : une convergence naturelle ?

« Il y a aussi chez les adeptes des médecines douces une défiance plus prononcée vis-à-vis de la vaccination. Le taux de bénéficiaires d’une première dose d’un vaccin contre le Covid-19 n’est que de 62% chez les utilisateurs réguliers de ces médecines alternatives, alors qu’il atteint 78% dans la population adulte en général. Il y a ainsi un décalage de 16 points, ce qui est très marquant. » Tel est le constat - toujours d’actualité - que faisait le sondeur Jérôme Fourquet à la mi-août. Comment expliquer cette méfiance des adeptes de médecine alternative à l’égard de la vaccination ? La question est d’autant plus complexe que, sous ce terme générique, se regroupent les pratiques les plus diverses, de l’homéopathie à la phytothérapie en passant par l’ayurveda, la naturothérapie ou l’aromathérapie. « Orphique » et « Prométhéenne » : les deux attitudes existentielles fondamentales à l’égard de la nature dégagées par le philosophe Pierre Hadot peuvent nous aider à éclairer cette question. 

• « La nature aime à se cacher », disait le présocratique Héraclite. Pierre Hadot, dans son ouvrage le Voile d’Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature (Folio, Gallimard, 2008), en fait le fil conducteur de sa réflexion sur les rapports de l’homme à la nature. Comme il l’écrit, « le grand secret de la Nature, c’est […] la Nature elle-même, c’est-à-dire la force, la raison invisible, dont le monde visible n’est que la manifestation extérieure. C’est cette nature invisible qui "aime à se cacher", qui se dérobe aux regards. La nature a donc un double aspect : elle se montre à nos sens dans la riche variété du spectacle que nous donnent le monde vivant et l’univers et, en même temps, elle se dérobe derrière l’apparence, en sa partie la plus essentielle, la plus profonde, la plus efficace. »
• Face à ce mystère de la physis, l’homme est, depuis l’origine de la philosophie, tiraillé entre deux attitudes. La première, celle qui l’a emporté avec le développement de la science moderne, est « prométhéenne » : elle s’inquiète de ce règne mystérieux de la nature, et s’évertue, par conséquent, à en percer les secrets, à percer le voile pour comprendre ce qui se passe derrière, dedans, sous la surface. L’attitude prométhéenne a, par conséquent, quelque chose de violent : elle veut dominer le flux du devenir qui lui échappe. Elle cherche à plier la nature à sa volonté, à dévier son déploiement spontané. Pour ce faire, son arme est l’analyse, au sens littéral de ce qui décompose (ἁναλύω, « délier ») : l’homme prométhéen décompose le tout de la nature en une collection d’éléments, de briques élémentaires - atomes, molécules, cellules, etc. - agencées les unes aux autres par des lois intelligibles. 
• C’est, précisément, ce que les tenants des médecines douces - qui partagent le fait d’être « holistiques », c'est-à-dire de prendre en compte le tout plutôt que les parties - ont tendance à reprocher à la médecine « allopathique » : son obsession pour la chimie, pour les particules, pour les virus et les bactéries, pour les organes séparés plutôt que pour le corps entier. La vaccination, qui plonge au coeur de la mécanique cellulaire, n’est, au fond, qu’une variation de cette même logique qui vise à lever le voile qui couvre le secret de la nature. Les médecines douces se veulent respectueuses de ce secret ; elles ne cherchent d’ailleurs pas, dans l’ensemble, à comprendre ce qui se passe « à l’intérieur » – parce que ce voyeurisme est perçu comme une agression dangereuse –, mais seulement, pragmatiquement, à obtenir des effets. « Si la Nature se cache, n’aurait-elle pas ses raisons ? Ne voudrait-elle pas ainsi nous protéger des dangers qui nous guettent, lorsque, l’ayant dominée et maîtrisée, nous serons menacés par nos propres progrès techniques ? » 
• Les médecines douces se placent ainsi sous le signe de la seconde position existentielle que dégage Hadot : l’attitude « orphique », pour laquelle « L'occultation de la nature [n’est] pas perçue comme une résistance qu’il faut vaincre, mais comme un mystère auquel l’homme peut être peu à peu initié ». Leur résistance prononcée à l’égard de la vaccination s’explique en partie par cette méfiance globale à l’égard de toutes les logiques d’analyse qui brisent l’unité du corps naturel et remplacent le flux continu de la nature par un agrégat d’éléments isolés, discrets. 
• On peut certainement comprendre les avertissements prononcés à l’encontre de l’attitude prométhéenne, qui a conduit l’homme à se croire « maître et possesseur de la nature ». Est-ce une raison pour rejeter sans partage tout ce que cette attitude a pu apporter, notamment pour la médecine ? La question prend une tournure aussi urgente que dramatique à un moment où ce sont bien des vies qui sont en jeu et qui pourraient certainement être sauvées. Si l’orphique et le prométhéen sont tous deux inscrits en l’homme comme deux possibilités existentielles fondamentales, peut-être faudrait-il surtout trouver, entre les deux, un juste milieu.