Les Renards pâles

Une recension de Alexandre Lacroix, publié le

En mai 2008, notre magazine publiait une nouvelle inédite de Yannick Haenel, L’Intervalle (Philosophie magazine, n° 20). Il y était question d’un homme au chômage, qui, après avoir été expulsé de chez lui, commence à vivre dans sa voiture, un break Renault stationné rue de la Chine, à Paris. Quelque temps plus tard, Haenel m’a annoncé que cette nouvelle l’avait mis sur la piste de son prochain roman – et elle constitue en effet le premier chapitre des Renards pâles. À vrai dire, cela m’a laissé perplexe, car son héros était dans une impasse. Reclus dans sa voiture, décidé à ne plus prendre part à la comédie sociale, il rappelait les Vladimir et Estragon d’En attendant Godot. Comment donner une histoire à un personnage qui s’approche si près de la barrière de l’impossible ?

De fait, Les Renards pâles n’a de cesse de se confronter à cette question de l’impossible. En soulevant au passage une épineuse question d’esthétique : la littérature a-t-elle le pouvoir de faire exister d’énormes bouleversements, en les enracinant pourtant dans notre époque ? Pour prendre un exemple, dans Nous trois (Minuit, 1992), Jean Echenoz décrit un tremblement de terre ravageant Marseille : « Maintenant cela tremble un peu partout, les escaliers de la gare ondulent comme un drap secoué par la fenêtre […]. Les palmiers, de part et d’autre, ondulent plus qu’ils n’avaient jamais osé le souhaiter pendant que la haute allégorie de la ville, place Castellane, commence de se fendre longitudinalement. » Les passages de ce type abondent dans Les Renards pâles – même s’il n’est pas question d’un cataclysme naturel, mais d’une révolution. La deuxième partie du livre décrit Paris retourné par une insurrection emmenée par des sans-papiers et des exclus masqués : « Le feu s’est déclaré autour de la tour Saint-Jacques ; il s’est tout de suite propagé aux rues alentour, embrasant les poubelles, incendiant les voitures […]. Le long de la rue de Rivoli, rue de Castiglione et jusqu’à la place Vendôme, des vitrines ont été brisées ; la foule commençait à saccager les boutiques de luxe. »

La littérature a au moins un avantage sur le cinéma : ses effets spéciaux ne coûtent rien et ne mobilisent pas des armées de techniciens et de cascadeurs. Et pourtant, chez Echenoz comme chez Haenel, tous deux brillants stylistes, l’irruption du cataclysme dans un cadre réaliste reste très insolite : signe que l’écriture n’est pas omnipotente ?

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