Yannick Haenel : “L’objet de la dépense est l’intensité, pas l’autodestruction”
Trésorier-payeur : sous ce titre énigmatique, l’écrivain Yannick Haenel offre une réflexion généreuse sur la dépense dans un dernier roman inspiré et captivant. Il se prend à rêver d’un personnage fantasque et paradoxal, un banquier qui détesterait l’argent, un mystique qui vivrait pour la dépense, sans modération. Par facétie, il l’a appelé Georges Bataille, comme le penseur du désir et de l’excès. Sur ses pas, il fait le récit d’une « économie générale », fondée moins sur l’épargne que sur le don.
Que vous évoque la « sobriété », devenue le mantra politique de l’année ?
Yannick Haenel : J’y reconnais le langage de la gueule de bois et sa bouche pâteuse, celle du néolibéralisme revenu de ses festins de profiteurs. Les injonctions politiques vertueuses me répugnent : on nous demande d’économiser l’énergie quand des multinationales ne cessent de la gaspiller. La sobriété comme mot d’ordre n’est jamais qu’une variante culpabilisante de l’austérité. La perversion, ici, consiste à nous faire croire que c’est de notre faute, que nous aurions été trop ivres, alors même que le système, en s’autodérégulant, s’est autorisé tous les excès. J’entends bien dans la sobriété une mise en garde de la raison, mais ce vocable m’évoque avant tout dans son hypocrisie politique une morale étriquée, une sommation puritaine. S’économiser, c’est mourir à petit feu. Se retenir, c’est éteindre sa liberté. Être sobre, c’est acquiescer à des normes de servilité.
“Être sobre, c’est acquiescer à des normes de servilité”
Pourquoi avons-nous tant de mal à nous y astreindre ? Est-ce comme le suggère votre trésorier-payeur, l’existence est fondamentalement en excès, qu’elle repose sur la dépense ou la ruine ?
Votre manière de poser la question suppose déjà que l’épargne serait préférable à la dépense et que celle-ci serait un vice. Mais dans Le Trésorier-payeur, le système économique dans lequel nous vivons, fondé sur le profit, est mis en cause par le don, par la gratuité d’une charité qui déborde sa simple acception chrétienne et tend vers l’événement incalculable. L’existence ne repose pas sur la ruine – là je me détourne des idées du « vrai » Georges Bataille, dont l’attrait pour le mal est absent de mon roman ; ce qui anime selon moi l’existence, c’est l’ébullition, dont le caractère prodigue est avant tout sexuel. C’est pourquoi j’ai raconté l’histoire d’un banquier qui va s’éloigner des coffres pour explorer l’amour. Les actes sexuels se multiplient depuis une effervescence qui en déchaîne la liberté. Ils ne produisent rien, ils s’accomplissent sans autre profit que celui d’une jouissance qui cherche sa répétition. Le trésorier-payeur de Béthune est non seulement un banquier charitable mais un amant insatiable ! Pourquoi, dès lors, se restreindre ? La dimension dans laquelle je porte le questionnement économique ne peut pas se réduire à des problématiques de civilité. Je crois que si le trésorier-payeur rêve de tout dépenser, c’est d’abord parce que le capitalisme comme religion le dégoûte : une scène du roman en exhibe la nature de culte païen. Lors d’un stage d’été à la Banque de France, mon futur trésorier-payeur accompagne dans la Souterraine, à trente mètres sous terre, le cortège du président Reagan qui veut voir les réserves d’or françaises. Autour d’une pyramide de lingots, Reagan et ses conseillers, dont Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine qui sera mis en cause des années plus tard lors de la crise des subprimes, adorent cette « relique barbare », comme l’appelle Keynes, en se prosternant devant les lingots comme devant le Veau d’or. Le trésorier-payeur est complètement étranger au culte de l’argent. Son « excès », comme vous dites, consiste à considérer que le capital, au fond, n’est rien.
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