Le classique subjectif

La galaxie Georges Bataille/Hors limites

Victorine de Oliveira publié le 4 min

Bataille n’a eu de cesse de dynamiter la philosophie, de mettre en miettes le bien, le juste, la mesure. Passé de l’autre côté du miroir, il est le penseur du mal, de l’excès, du négatif, de l’érotisme qu’il considère comme autant d’expériences intérieures. 

Ceux qu’il a lus

Marquis de Sade (1740-1814)

Le marquis et ses personnages sont pour Bataille l’exemple de l’« homme souverain » qu’il appelle de ses vœux. « [Sade] s’opposa moins au sot et à l’hypocrite qu’à l’honnête homme, à l’homme normal, en un sens, à celui que nous sommes tous. Il a moins voulu convaincre que défier. […] Cet “homme souverain’’ que Sade imagina n’excède pas seulement le possible : jamais sa pensée ne dérangea plus d’un instant le sommeil du juste », écrit-il dans L’Érotisme.

G. W. F. Hegel (1770-1831)

Bataille est fasciné et rebuté par Hegel. Dans L’Expérience intérieure, il résume ainsi ses sentiments ambigus : « Hegel, je l’imagine, toucha l’extrême. Il était jeune encore et crut devenir fou. […] Pour finir, Hegel arrive à la satisfaction, tourne le dos à l’extrême. La supplication est morte en lui. […] Hegel gagna, vivant, le salut, tua la supplication, se mutila. Il ne resta de lui qu’un manche de pelle, un homme moderne. » Bataille exprime la déception de celui qui pensait trouver chez Hegel les lois de l’économie du monde. 

Friedrich Nietzsche (1844-1900)

« À peu d’exceptions près, ma compagnie sur terre est celle de Nietzsche », confie Bataille. Il va jusqu’à s’identifier à celui qu’il voit comme un précurseur dans sa façon de dynamiter les valeurs morales. «  Le saut de Nietzsche est l’expérience intérieure, l’extase où le retour éternel et le rire de Zarathoustra se révélèrent. Comprendre et faire une expérience intérieure du saut, c’est sauter. On a fait de plusieurs façons l’exégèse de Nietzsche. Reste à faire après lui l’expérience d’un saut », encourage Bataille. 

Léon Chestov (1866-1938)

Leur rencontre au début des années 1920 marque Bataille. Chestov l’initie notamment à la lecture de Nietzsche et de Dostoïevski. Bataille lui doit l’idée que la disparition des transcendances traditionnelles provoque un vertige : Chestov parle de « déracinement », Bataille de « chute dans le vide » et de plongée dans la « nuit du non-savoir » (L’Expérience intérieure). Chestov s’intéressait aux grands mystiques (maître Eckhart, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix), ce qui oriente Bataille vers la définition de l’extase comme l’une des ressources de l’homme souverain.

 

Ce qu’il a changé

On serait bien en peine de classer l’œuvre de Bataille : philosophie, littérature, anthropologie, sémiologie ? Si Bataille est un adepte de la transgression, c’est avant tout des limites entre les disciplines. Comme plusieurs intellectuels de sa génération qui fréquentent le séminaire d’Alexandre Kojève, il est un temps fasciné par Hegel et sa volonté de bâtir un système totalisant. Il finit toutefois par y détecter une manifestation de la pensée de l’utile : parce qu’il vise à la synthèse, le système hégélien refuse, en fin de compte, de faire une place à la négativité. Pour Bataille, cette dernière est pourtant à l’œuvre dans de nombreuses expériences qui ne sauraient être dépassées et annulées sans réduire les individus à des machines. Contre la dialectique, Bataille envisage une forme de continuité entre les opposés, de façon à montrer qu’il y a cohabitation plus que conflit. Il en va ainsi de l’érotisme, défini comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort ». Cette approbation suppose une forme de répétition dans l’acte ou la représentation. Aussi Bataille met-il au cœur de sa pensée la notion d’excès, quand la tradition philosophique loue la mesure, la prudence, le calcul des passions : « L’être, le plus souvent, semble donné à l’homme en dehors des mouvements de passion. Je dirai, au contraire, que nous ne devons jamais nous représenter l’être en dehors de ces mouvements », plaide-t-il. Nous avons beau être « des êtres discontinus », les expériences de la limite comme l’érotisme permettent une forme de communication par vertige interposé : « Je ne puis évoquer cet abîme qui nous sépare sans avoir aussitôt le sentiment d’un mensonge. Cet abîme est profond, je ne vois pas le moyen de le supprimer. Seulement nous pouvons en commun ressentir le vertige de cet abîme. Il peut nous fasciner. » Quand Hegel imaginait entre individus une lutte à mort pour la reconnaissance, Bataille préfère inviter chacun à se dénuder face au précipice.

 

Ceux qui l’ont lu

Jean-Paul Sartre (1905-1980)

À leur sujet, on ne peut pas vraiment parler de rencontre mais de trajectoires parallèles. S’ils publient tous deux la même année, en 1943, leur ouvrage majeur, L’Être et le Néant pour Sartre, et L’Expérience intérieure pour Bataille, c’est pour mieux s’affronter par revues interposées. Dans un article intitulé ironiquement « Un nouveau mystique », Sartre reproche à Bataille sa méthode : il repère « deux attitudes d’esprit distinctes qui coexistent chez lui sans qu’il s’en doute et qui se nuisent l’une à l’autre : l’attitude existentialiste et ce que je nommerai, faute de mieux, l’attitude scientiste ». Quant à Bataille, il reproche au philosophe existentialiste de faire de la littérature engagée une littérature « utile ». 

Susan Sontag (1933-2004)

Dans Devant la douleur des autres (2003), l’essayiste américaine interroge le pouvoir de la photographie quand celle-ci relaie la souffrance d’autrui et les atrocités commises en temps de guerre. Elle se souvient de la description par Bataille de photographies représentant des scènes de lingchi, un supplice chinois consistant à couper de fines tranches de peau puis de muscles sur le corps d’un condamné à mort. De la même façon que Bataille lisait dans le regard des suppliciés pris en photo une forme d’extase, Sontag affirme que la contemplation de ces images permet « la libération d’un savoir érotique rendu tabou ». 

Julia Kristeva (née en 1941)

Après sa mort en 1962, Bataille tombe quelque peu dans l’oubli. Pour réparer cette injustice, Julia Kristeva et Philippe Sollers lui consacrent en 1972 un colloque. Kristeva s’intéresse avant tout à l’écriture de Bataille. Par la façon dont elle brouille les frontières entre fiction et réflexion théorique, cette écriture participe, selon Kristeva, à la recherche de souveraineté chère à Bataille : « Ce qui importe, c’est que la violence de la pensée soit introduite là où la pensée se perd » (« Bataille. L’expérience et la pratique », 1973).

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