Les Transformations silencieuses
Une recension de Patrice Bollon, publié leComment rendre compte du fait que, petit à petit, jour après jour, insensiblement, nous vieillissons ? Certes, nous disposons bien, pour ce faire, des notions de « jeunesse » et de « vieillesse », mais elles ne possèdent pas de frontières claires : nous pouvons être jeunes sur un plan, vieux sur d’autres. Qui plus est, la science ne nous a-t-elle pas appris que, dès notre naissance, et même avant elle, quand nous sommes encore des fœtus, des cellules en nous se détruisent tous les jours – bref, que nous vieillissons constamment au cours de notre vie ? Nous ne savons donc conférer à la jeunesse et à la vieillesse ni un début ni un terme précis, hors de la naissance et de la mort, qui sont des événements d’un autre ordre. Plus avant, nous n’avons pas de concept « entre » ces deux notions, comme, par exemple, « jeune devenant vieux », nous permettant de retranscrire fidèlement cette transformation invisible qu’est le vieillissement.
Confrontée à ce problème, pourtant si banal, notre philosophie a dû recourir à des expédients. Comme nous ne pouvons être à la fois jeunes et vieux – cela peut valoir en tant qu’image poétique, mais, sur le plan de la connaissance, cette affirmation tombe sous le coup de notre sacro-saint principe de non-contradiction –, nous avons inventé l’idée d’un substrat sous-jacent, censé rester identique à lui-même, le « sub-jectum », le « sujet », vieillesse et jeunesse devenant alors des attributs, des « prédicats » de ce substrat. Cette solution reste néanmoins imparfaite, car elle ne peut, en tant que telle, rendre compte de la transition continue que représente le vieillissement. Et il en va de même d’autres questions, a priori aussi simples, comme celle du statut de la neige qui fond en tombant sur le sol – est-elle encore de la neige ou déjà de l’eau ? –, ou des contours de la couleur grise, que nous définissons comme occupant une place médiane entre le blanc et le noir.
Dans son essai Les Transformations silencieuses, le sinologue et philosophe François Jullien interprète cette série d’impuissances ou de difficultés de notre pensée comme une conséquence des « choix premiers » qu’elle a opérés : à savoir qu’elle est avant tout une pensée de l’Être (une ontologie), une pensée de l’Identité et donc aussi de la Substance (du logos). Il lui oppose la pensée chinoise, fondée, elle, sur la transition, la polarité entre des contraires, le yin et le yang, qui coexistent sans cesse, c’est-à-dire, pour le résumer par un mot utilisé dans un précédent livre, sur le « procès » perpétuel des choses (Procès ou création. Une introduction à la pensée chinoise (Seuil, 1989, repris en « Biblio-Essais », Le Livre de Poche, 1996).
François Jullien en profite pour reformuler le sens, pas toujours bien compris, de son entreprise de confrontation commencée il y a trente ans déjà, entre pensées chinoise et occidentale : la pensée chinoise n’est pas l’« autre » de la pensée occidentale – ce qui signifierait qu’elles partagent toutes deux un même « fonds », à partir duquel s’expriment des différences. Elle est un « ailleurs » qui, par contraste, permet non seulement de comprendre les présupposés cachés sur lesquels nous raisonnons, mais aussi de nous faire entrevoir ce que nous n’avons pas pensé ou pas « pensé à penser ». Cet « écart » entre deux manières de penser est donc apte à faire surgir de nouvelles intelligibilités ou cohérences : à ouvrir notre pensée à des phénomènes ou à des logiques dont elle n’a pas su rendre compte.
Tel est bien ce que Jullien s’applique à faire, après avoir dressé les deux options que représentent les pensées occidentale et chinoise. Décrire le monde selon des identités fixes, comme nous le faisons, ou à la manière d’un flux continu de contraires, comme les Chinois, change tout. En médecine, c’est ce qui explique l’opposition entre notre pratique ponctuelle active (l’intervention chirurgicale) et une vision chinoise de la maladie comme disharmonie d’ensemble et de retour à la santé comme rééquilibrage patient des forces qui « tiennent » notre corps. En politique, c’est la différence entre un pouvoir occidental qui tranche et ordonne, et un autre, chinois, agissant par influence et induction, selon des cercles concentriques. En stratégie, enfin, c’est le choc frontal violent décrit par Clausewitz, contre l’art de la guerre de Sun Zi comme harcèlement et étouffement de l’adversaire.
Jullien en vient à mettre en question notre représentation de l’Histoire comme suite d’« événements », de ruptures (les révolutions), face à une « histoire-flux », faite de glissements progressifs et de maturations lentes. Et il dénonce, dans notre conception du Temps comme sujet actif, total, un de nos plus grands mythes.
Prenant, pour une fois, assez délibérément le parti de la pensée chinoise, François Jullien se demande, en conclusion, s’il ne serait pas temps pour nous d’adopter une telle vision du processus. Contre notre conception tragique de la pensée et de l’existence, cette vision, plus réaliste et apaisée, entraînerait, soutient-il, un « gain de vie ». Mais, pour les Occidentaux tourmentés que nous sommes, comme le disait Cioran, ce quiétisme ne correspond-il pas à un intolérable déni de notre identité ?
En éclairant les manques de la pensée européenne par les choix de la pensée chinoise et inversement, le philosophe s’attache à cerner le long processus qui mène à l’événement « sonore ».
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