Les Vies vides

Une recension de Jean-Marie Durand, publié le

Liée à des formes appuyées d’individualisation, « l’ère du vide », théorisée par Gilles Lipovetsky au début des années 1980, a fini par contaminer nos vies mêmes sous l’effet des mondes numériques. De « l’ère du vide » aux « vies vides », la dérive que constate la psychanalyste Elsa Godart chez ses propres patients prend acte d’un processus d’évidemment généralisé. Le vide des vies qu’elle décrit a le visage pâle d’une « apathie généralisée », de « l’indifférence érigée en règle éthique », de « la solitude sans manque ». Le sentiment de n’être rien traverse des sujets « en errance » dans un monde qui les dépasse et les égare, où toute transcendance a disparu. Un vide métaphysique et intime règne partout sans que la révolution individualiste (Homo deus) et la révolution numérique (deus ex machina) n’aient pu le combler. Pire, elles l’ont creusé. L’individu contemporain ressemble à « un sujet en exil de lui-même qui n’a pour seule ombre que sa solitude ». Exploratrice des vies intimes et de leurs travers, l’autrice perçoit « cette béance au cœur de soi laissant le moi plus vide que jamais, véritable peau sans chagrin ». La « peur du vide » se manifeste ainsi dans le besoin consolatoire que chacun a d’être reconnu, vu, Liké. C’est parce que nos vies sont devenues vides que nous surinvestissons nos existences. « Ainsi voulons-nous exister à tout prix pour mieux fuir nos vies vides », observe Elsa Godart. Comment revenir alors à la vie pleine plutôt que remplie ? Comment accepter d’en embrasser le tragique ? En philosophe autant qu’en psychanalyste, l’autrice estime que la seule manière de sortir de ces mécanismes d’évitement consiste à faire résonner au cœur des rapports sociaux la puissance de la philia. Il faut avoir « le courage de vivre sans jamais avoir la certitude d’exister » : c’est ainsi que les sujets vides pourront se réconcilier avec le monde (« alors vous serez à vous seuls et tous en vous, le monde lui-même »). Même s’il manque peut-être dans cette cartographie du vide une attention à ce qui vibre malgré tout en nous tous (des colères, des désirs, des formes de vie réinventées, des solidarités, des joies…), Elsa Godart tente de conjurer ses effets morbides en lui opposant une possible plénitude, fût-elle accolée à l’inquiétude légitime du présent. Elle nous invite judicieusement moins à faire le vide qu’à le défaire, pour entrevoir l’horizon des vies pleines.

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