Alain Badiou : “Le style de Proust touche à la musique pure, au chant éthéré et sublime de la langue”

Comment avez-vous découvert l’œuvre de Proust ?

Alain Badiou : J’ai lu la Recherche pour la première fois dans des circonstances tout à fait particulières, lorsque j’effectuais mon service militaire. J’avais 25 ans, je faisais mon service à Bordeaux et, tous les week-ends, je rentrais en permission à Paris par le train. C’est lors de ces longs voyages que je me suis plongé dans Proust. Jusqu’alors, je m’en étais tenu éloigné, pétri de vagues préjugés à son propos. Je me le représentais comme l’écrivain typique de la mondanité, comme le régent un peu poussiéreux, dépassé, du roman psychologique à la française – à l’époque, la modernité littéraire apparaissait plutôt du côté de la tradition américaine, d’auteurs comme Faulkner. J’avais également une idée préconçue du style proustien, avec ces fameuses phrases interminables… Mon ami Jean-Yves Tadié, que j’ai rencontré à l’École normale supérieure, avait beau me dire que c’était là une légende, qu’en réalité Proust faisait souvent preuve d’une concision extraordinaire, je ne le croyais pas, pensant que sa passion naissante pour l’écrivain l’égarait ! Dans le même temps, je pressentais obscurément que mon image initiale de Proust était infondée, et même certainement fausse. C’est pourquoi j’ai décidé, de façon volontariste, d’en avoir le cœur net. Et en effet mes représentations négatives se sont effondrées ; ce fut un éblouissement, une conversion au sens fort du terme. Ma découverte de la Recherche est indissociable de cette période décalée de mon existence, de ces expériences personnelles, intimes : le service, le train Bordeaux-Paris qui arrivait tard dans la nuit, le wagon de seconde classe où, portant l’uniforme, je dévorais le livre dans son intégralité… Pendant très longtemps, Proust est resté en moi comme un trésor secret. Je ne m’en suis pas servi comme d’une référence dans mon travail philosophique propre. Des décennies entières se sont écoulées avant que je lui consacre des conférences, d’abord à Oxford, puis à Toulouse et à Paris. Depuis mes jeunes années, j’ai bien sûr relu la Recherche, toujours de manière exhaustive et isolée dans le temps, développant une proximité singulière avec elle.

D’un strict point de vue littéraire, qu’est-ce qui vous séduit en particulier dans l’écriture de Proust ?

Les raisons d’enchantement ne manquent pas ! Le pouvoir de séduction de Proust tient tout d’abord à la manière incomparable dont il conduit ce que j’appellerais les « grandes scènes ». L’apparition des jeunes filles sur la plage à Balbec, la soirée chez la duchesse de Guermantes, le défilé des vieillards à la fin du Temps retrouvé : ces scènes sont des massifs bien découpés, des arches narratives qui semblent convoquer l’humanité tout entière. Proust parvient à instaurer un va-et-vient extrêmement subtil entre le panorama d’ensemble et la concentration minutieuse sur des détails, raccordés au reste de la scène par des liens très ténus, comme des fils de soie. Ensuite, je suis frappé par son sens éclatant de la formule. Proust est l’héritier d’une tension séculaire interne à la prose française ; une tension entre la prose du long discours – n’allons pas nier que certaines phrases de la Recherche sont particulièrement déployées ! – et celle, ramassée, des moralistes du XVII^e siècle. Il s’inscrit délibérément dans la lignée des La Rochefoucauld, La Bruyère, etc. La Recherche est sertie de maximes foudroyantes condensant le propos – tels de petits diamants abstraits disposés dans le flux souverain de la prose. Enfin, un troisième élément de charme provient de l’expression contrôlée d’une magnifique mélancolie. Diffuse, elle se laisse entendre telle une tonalité sourde, une basse continue, tout au long de l’œuvre. Soudain c’est comme si le Narrateur, et avec lui l’écriture elle-même, se distanciait des aléas de la narration. Or la nostalgie et la mélancolie sont tout de même les deux grandes mamelles du romanesque véritable ! C’est souvent dans les moments mélancoliques, ainsi à la fin des grandes scènes, que le style de Proust touche à la musique pure, au chant éthéré et sublime de la langue.