Hors-série "Proust"

Antoine Compagnon : “Proust met d’emblée en scène le corps masculin”

Antoine Compagnon, propos recueillis par Sven Ortoli publié le 9 min

Avec Proust, explique Antoine Compagnon, le corps masculin fait irruption dans la littérature. Une première phénoménologie du corps s’éveille. Et avec elle une mise en abyme de la lecture. Entretien sur le sexuel et le textuel, l’amour et l’amitié chez Proust.

 

Quelle est la place du corps dans l’œuvre de Proust ?

Antoine Compagnon : L’une des originalités de la Recherche, c’est sûrement l’irruption du corps masculin dans la littérature, plutôt absent jusque-là, contrairement au corps féminin qui la traverse au moins depuis la Renaissance. Dès la première page de « Combray », cette présence est frappante et même troublante, dans une vraie phénoménologie du corps qui s’éveille : « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. » En trois lignes quasi fétichistes, surgissent ces joues que l’on retrouvera lorsque Swann tombera amoureux d’Odette ; puis viennent les impressions du réveil, à commencer par le récit d’un rêve érotique et d’une pollution nocturne. N’est-ce pas le premier récit littéraire de ce genre ? « Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. » Voilà une description sensuelle comme je n’en connais pas beaucoup dans la littérature. « Ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. » Le roman de Proust met d’emblée en scène le corps masculin et, tout autour, déploie une phénoménologie fondée sur ce corps qui s’éveille et retrouve sa place dans l’obscurité. Tout tourne autour de lui. La page suivante décrit ce moment d’inquiétante familiarité au réveil, quand on ne sait pas dans quelle chambre on se trouve. L’analyse de ce moment intermédiaire entre le sommeil et le réveil, mais aussi entre un lieu et un autre, tourne encore autour du corps. « Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. » L’expression « mon corps » est répétée sans cesse à cette page : les sensations sont celles du corps, qui a ses habitudes, qui dispose d’une mémoire à laquelle le Narrateur fait confiance pour se repérer dans l’obscurité. Je suis sidéré à chaque fois que je relis cette ouverture du roman qui exhibe un corps dans ce moment d’incertitude troublante sur le lieu et le temps où il se trouve, et j’associe cette entrée en matière à l’expérience même de la lecture : nous sommes à l’orée de ce livre-ci, et en même temps ce qui est analysé, c’est l’incertitude qui est la nôtre, sur le modèle du réveil, au moment d’entrer dans un livre — les repères sont absents, nous sommes perdus, et nous nous fions à la mémoire de notre corps de lecteur pour trouver une place dans le livre nouveau. C’est comme s’il y avait une mise en abyme de l’expérience de la lecture dans cette analyse du moment intermédiaire entre le sommeil et l’éveil. D’ailleurs, Proust le suggère avant même ces développements sur le corps : « Il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage, une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. »

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