Corrigés du bac philo – filière générale : Antoine-Augustin Cournot, “Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique”
La science a-t-elle le monopole de la vérité ? Oui, à en croire le savant et épistémologue Antoine-Augustin Cournot, selon l’extrait qui a été soumis aux candidats du baccalauréat général cette année. Dans un texte incisif issu de l’Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851), Cournot s’attaque à la psychologie, mais aussi à la philosophie et aux sciences humaines en général pour considérer que seules les connaissances qui souscrivent aux critères d’une connaissance scientifique nous sont utiles et donnent accès à la vérité. Une belle réflexion d’épistémologie de la part d’un auteur assez méconnu, empreinte malgré tout d’un certain scientisme.
Proposition de correction : il s’agit ici de pistes possibles de traitement du sujet et non de la copie-type attendue par les correcteurs !
- Principales notions mobilisées par le sujet : science, conscience, vérité
- Auteur : Antoine-Augustin Cournot
Texte fourni
« Pour qu’une observation puisse être qualifiée de scientifique, il faut qu’elle soit susceptible d’être faite et répétée dans des circonstances qui comportent une définition exacte, de manière qu’à chaque répétition des mêmes circonstances on puisse toujours constater l’identité des résultats, au moins entre les limites de l’erreur qui affecte inévitablement nos déterminations empiriques. Il faut en outre que, dans les circonstances définies, et entre les limites d’erreurs qui viennent d’être indiquées, les résultats soient indépendants de la constitution de l’observateur : ou que, s’il y a des exceptions, elles tiennent à une anomalie de constitution, qui rend manifestement tel individu impropre à tel genre d’observation, sans ébranler notre confiance dans la constance et dans la vérité intrinsèque du fait observé. Mais rien de semblable ne se rencontre dans les conditions de l’observation intérieure sur laquelle on voudrait fonder une psychologie scientifique ; d’une part, il s’agit de phénomènes fugaces, insaisissables dans leurs perpétuelles métamorphoses et dans leurs modifications continues ; d’autre part, ces phénomènes sont essentiellement variables avec les individus en qui se confondent le rôle d’observateur et celui de sujet d’observation ; ils changent, souvent du tout au tout, par suite des variétés de constitution qui ont le plus de mobilité et d’inconsistance, le moins de valeur caractéristique ou d’importance dans le plan général des œuvres de la nature. Que m’importent les découvertes qu’un philosophe a faites ou cru faire dans les profondeurs de sa conscience, si je ne lis pas la même chose dans la mienne ou si j’y lis tout autre chose ? Cela peut-il se comparer aux découvertes d’un astronome, d’un physicien, d’un naturaliste qui me convie à voir ce qu’il a vu, à palper ce qu’il a palpé, et qui, si je n’ai pas l’œil assez bon ou le tact assez délicat, s’adressera à tant d’autres personnes mieux douées que je ne le suis, et qui verront ou palperont si exactement la même chose, qu’il faudra bien me rendre à la vérité d’une observation dont témoignent tous ceux en qui se trouvent les qualités du témoin ? »
Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique (1851)
Introduction avec plan du texte
Sciences dures, sciences molles, sciences exactes, sciences humaines, pseudo-sciences… On ne sait plus toujours faire la distinction entre un savoir qui serait réellement scientifique et rigoureux d’une part, et celui qui ne l’est pas d’autre part. Cependant, le philosophe des sciences Antoine-Augustin Cournot, dans son Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, met en avant des critères très établis pour tracer une frontière très nette entre la science et la psychologie ou même la philosophie, qui ne mériteraient pas d’être qualifiées de scientifiques et n’auraient donc pas la même valeur. Son texte est organisé en trois mouvements : dans un premier temps, Cournot dégage les conditions qui autorisent à qualifier une discipline de science, et dans un deuxième temps, à partir de « Mais rien de semblable [...] », il soumet la psychologie à ces critères pour conclure qu’elle n’y souscrit pas, et donc qu’il est impossible de considérer qu’il puisse exister quelque chose comme une « psychologie scientifique ». Dans un troisième temps toutefois, Cournot ne parle plus seulement de phénomènes relevant de la psychologie, mais évoque « les découvertes qu’un philosophe a faites ou cru faire dans les profondeurs de sa conscience », et son propos ne semble pas se restreindre à la seule psychologie mais s’étend à la philosophie, voire aux sciences humaines en général.
1re partie : les critères de scientificité
Dans un premier temps, Cournot met en avant deux conditions auxquelles doit souscrire une « observation » pour qu’elle « puisse être qualifiée de scientifique » :
– d’abord, il faut que l’observation puisse être répétée : c’est un critère de régularité du phénomène étudié ;
– ensuite, il faut qu’elle soit indépendante de l’observateur : c’est un critère d’objectivité.
Nous voyons que ces deux conditions concernent les sciences expérimentales, c’est-à-dire celles qui s’appuient sur l’expérience – et non les mathématiques, par exemple – et même essentiellement les sciences naturelles, comme cela sera confirmé par les exemples qu’il choisit dans la dernière phrase de l’extrait pour illustrer ce qu’il entend par science.
Il est possible de confronter les critères mis en évidence par Cournot et ceux de Karl Popper concernant la réfutabilité, par exemple.
2e partie : l’impossibilité d’une psychologie scientifique
La psychologie remplit-elle ces deux conditions ? Ni l’une ni l’autre, selon Cournot :
– d’une part, les observations psychologiques seraient des « phénomènes fugaces, insaisissables dans leurs perpétuelles métamorphoses ». Ils sont instables et changeants ;
– d’autre part, les observations psychologiques seraient « essentiellement variables avec les individus en qui se confondent le rôle d’observateur et celui de sujet d’observation ». Sa critique rejoint sur ce point celle de son contemporain Auguste Comte, qui condamnait lui aussi la possibilité d’une psychologie fondée sur l’introspection parce qu’elle prétend étudier des phénomènes intérieurs où l’observateur et l’observé se confondent. Remarquons que ceux que Cournot vise quand il écrit « on voudrait fonder une psychologie scientifique » ne sont pas identifiés, mais il est exact qu’à son époque, au XIXe siècle, s’élève tout un mouvement pour dégager la psychologie de la théorie et de la métaphysique afin de l’asseoir sur des bases plus expérimentales. C’est cependant bien insuffisant, aux yeux de Cournot, pour faire d’elle une science.
3e partie : la vanité de tout ce qui n’est pas scientifique
La troisième partie du texte ne se contente pas d’être le simple prolongement de la précédente ; elle apporte des idées nouvelles.
1) La première de ces idées inédites concerne l’objet de sa critique, puisqu’au lieu de s’attaquer à la seule psychologie, Cournot évoque les découvertes d’un philosophe dont il estime qu’elles sont incomparables avec celles « d’un astronome, d’un physicien, d’un naturaliste ». Sa critique s’étend donc à l’ensemble de ce que certains appellent aujourd’hui « sciences humaines » – le terme n’existait pas encore à son époque – et qui, pour lui, ne méritent pas le même statut que les sciences pures et dures.
2) Quand Cournot se demande ce que lui « importent » les prétendues découvertes qu’un philosophe a pu faire s’il ne peut pas les reproduire personnellement, il laisse entendre que toutes les disciplines qui ne seraient pas scientifiques seraient contingentes, inutiles et vaines.
3) Enfin, Cournot utilise le terme de « vérité » d’une manière qui mérite d’être interrogée, puisqu’il évoque la « vérité d’une observation » après avoir mentionné la « vérité intrinsèque d’un fait observé » à la fin de la première partie. Identifie-t-il vérité et réalité, voire vérité et fait ? Il semble surtout ne considérer que la vérité n’existe que lorsqu’elle est universelle.
4) On note également comme une ouverture, un renversement avec l’idée des « qualités du témoin » : je n’ai jamais vu ce qu’un astronome a vu, mais je me fie à son prestige, en un sens, et à ce qu’établit la communauté scientifique, des témoins « mieux doués que je ne le suis ». Je suis moins prêt à accorder ma confiance, pour le coup, à ce qu’a établi un philosophe qui ne tire ses théories que des « profondeurs de sa conscience ».
Conclusion
Il y a un certain scientisme dans ce texte radical de Cournot, c’est-à-dire qu’il semble considérer que la vérité puisse être atteinte uniquement par la science. Néanmoins, la science n’est-elle pas elle-même faite de tâtonnements, d’hésitations et de remises en question ?
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