Anne Gourvès : “Quand on ne respecte pas les défunts, on ne respecte pas la vie”
Le 22 septembre dernier, nous partagions un entretien avec l’écrivain Thierry Vimal, père d’Amie, tuée au cours de l’attentat du 14 juillet 2016. Il y évoquait notamment les prélèvements d’organes réalisés sur 14 des victimes, dont sa fille. Anne Gourvès, la mère d’Amie, se bat également pour récupérer les organes de son enfant, conservés sous scellés depuis 2016 à l’Institut médico-légal de Nice. Elle a accepté d’échanger avec nous sur son expérience et ses engagements : alerter sur les abus des autopsies judiciaires et militer pour un renforcement du respect de l’intégrité des défunts.
Comment avez-vous pris connaissance de l’autopsie réalisée sur votre fille ?
Anne Gourvès : J’ai vécu la procédure policière comme un kidnapping. Ma fille Amie est décédée à l’hôpital, et nous sommes rentrés à la maison dans la nuit du 14 au 15 juillet pour aller lui chercher des vêtements. Les siens avaient été découpés en salle de réanimation. La maman que je suis n’avait qu’une idée en tête : lui redonner sa dignité, faire en sorte que son corps soit à l’abri des regards. On nous avait assuré qu’aucune autopsie ne serait pratiquée, puis on nous a annoncé dans la nuit que son corps avait été récupéré par la police dans le cadre de l’enquête. Pendant cinq jours, nous n’avons pas su où elle se trouvait. On nous a ensuite dit qu’elle resterait à l’Institut médico-légal de Nice, et qu’on ne pourrait pas se recueillir. Qu’on ne pourrait la voir que cinq minutes à travers une vitre, parce que c’était la procédure. Quelle est la procédure qui empêche de dire au revoir à son enfant ? J’étais en « salle de déchocage » avec Amie, je savais que son corps était visible. J’ai menacé de sortir dans la rue et d’annoncer devant les caméras du monde entier que l’État français m’empêchait de me recueillir auprès de ma fille. Nous avons réussi à faire transférer son corps au reposoir municipal. Mais je n’étais pas du tout préparée à ce que j’allais voir. Je pensais qu’il ne pouvait rien y avoir de pire que ce que j’avais vécu dans la nuit du 14 au 15 juillet, quand j’ai assisté à l’agonie de ma fille, qu’elle est décédée, et que j’ai dû lui fermer les yeux. Mais en la revoyant, 6 jours après, je me suis rendu compte qu’elle avait été massacrée par la médecine légale. C’était mon enfant, je la connaissais par cœur. Son visage n’avait plus rien à voir. Elle avait un bombé sur le front. J’ai cru que le thanatopracteur lui avait mis un serre-tête en métal dans les cheveux. L’employé des pompes funèbres était décomposé. J’ai poussé un cri. J’ai compris que c’étaient des agrafes, qui allaient d’une oreille à l’autre. Son visage était tiré, méconnaissable. Elle avait aussi des stigmates sur les bras, les cuisses, le thorax. Son père et moi, nous avons décidé qu’il n’était pas possible que Laurette, notre cadette, voit sa sœur ainsi pour la dernière fois, même si elle le demandait depuis des jours. C’était un visage de martyre.
Comment avez-vous réagi ?
J’ai immédiatement eu besoin de comprendre pourquoi. Pourquoi, alors qu’elle est morte asphyxiée à la suite d’un pneumothorax, il a fallu lui ouvrir le crâne ? J’ai rencontré plusieurs avocats, je leur ai parlé des stigmates de l’autopsie. J’ai très vite compris que certains avaient connaissance de la procédure habituelle, mais refusaient d’en parler. Il y avait clairement un malaise.
C’est la raison pour laquelle vous avez choisi de ne pas vous faire représenter par un avocat lors du procès de l’attentat de Nice ?
J’ai compris que si je prenais un avocat, je n’allais pas avoir les réponses que j’attendais, et qu’au contraire, j’allais être dépossédée du dossier d’instruction. Je ne comprenais pas l’urgence : on nous pressait à choisir un avocat, on nous parlait d’indemnisation. J’étais écœurée. J’ai écouté mon instinct. Plus d’un an après l’attentat, je suis sortie d’un état dépressif très grave, et j’ai réussi à trouver l’énergie de me porter partie civile sans avocat. Je savais que je pouvais en prendre un si j’en ressentais le besoin, mais je voulais avoir accès au dossier, comme le permet la loi. Je ne voulais pas qu’on oriente ma manière de gérer mon besoin de vérité. Au printemps 2018, j’ai demandé à recevoir toutes les pièces relatives à ma fille. Je les ai reçues dans une simple enveloppe kraft. J’ai alors découvert un procès-verbal de mise sous scellé des organes et blocs d’organes qui avaient été prélevés sur mon enfant. Ça a été un choc effroyable. Je me suis retrouvée face à ce papier et j’ai pensé « ce n’est pas possible, qu’est-ce qu’ils ont fait ? ». J’ai compris pourquoi personne ne voulait que je découvre cela.
Vous avez témoigné à la barre le 29 septembre. Quel message avez-vous fait passer ?
L’objectif était d’apporter mon éclairage à la manifestation de la vérité. Depuis 6 ans, beaucoup de choses sont passées sous silence. Je pense que chaque personne impliquée détient un point de vue. Tous ces témoignages mis ensemble constituent un puzzle permettant de comprendre ce qu’il s’est passé. Il faut en tirer des enseignements, comprendre quelles ont été les erreurs commises. Dans mon témoignage, j’ai parlé des faits : ce que j’ai vu, entendu, constaté. Ensuite, j’ai posé des questions. Je demande que des réponses me soient apportées à l’issue de ce procès. Enfin, telle une lanceuse d’alerte, je souhaite dire que les procédures de médecine légale n’ont pas su évoluer avec les avancées technologiques, comme les analyses ADN ou les scanners. Certains éléments figurant sur le rapport d’autopsie n’ont plus lieu d’être. À l’époque de l’ADN, des empreintes odontologiques et digitales, pourquoi décrire le type d’épilation pubienne de la personne décédée ? Quel besoin de préciser si les poils sont grisonnants ou intégralement épilés ? Cela revient pour moi à porter atteinte à l’intégrité du défunt. C’est très choquant de penser que le descriptif du corps décédé de mon enfant étendu sur une table d’autopsie est visible pour tous ceux qui accèdent au dossier de l’enquête. Ce n’est pas digne, la procédure doit être faite de manière respectueuse.
Que faudrait-il changer ?
Une prise de conscience est nécessaire. Il y a eu des abus de la part des médecins légistes, qui ont prélevé plus d’une dizaine d’organes entiers et de blocs d’organes sur nos défunts, alors que les scanners et les examens externes ne laissaient aucun doute sur les causes de la mort. Pour certaines victimes, il y avait les marques du camion qui leur est passé dessus. Quel besoin d’aller ensuite prélever des blocs d’organes entiers ? Cet attentat révèle l’absurdité de certaines pratiques au cours des autopsies judiciaires. La loi sur les autopsies du 17 mai 2011 est peut-être à changer ou à compléter. Elle indique notamment que sans manifestation des familles, les prélèvements sont destinés à être détruits comme des déchets anatomiques à l’issue de la procédure judiciaire. Elle prévoit également que les proches doivent être informés de l’autopsie dans les meilleurs délais. Six ans après, certaines familles ne sont toujours pas au courant. Que fait-on des 173 organes et 13 blocs d’organes prélevés sur 14 victimes décédées ? Ils sont dans des sceaux blancs au CHU Pasteur. À l’endroit même où l’on m’a proposé un suivi post-traumatique. J’y suis allée une seule fois, et je leur ai dit : je ne vais pas me faire soigner ici, alors que ma fille a été découpée en morceaux là, juste à côté. Il y a quelque chose de schizophrénique dans tout ça.
Le professeur Quatrehomme, qui était directeur de l’Institut médico-légal de Nice au moment des faits, a été auditionné le 22 septembre. Dans ses réponses aux questions des parties civiles, on a vu se dessiner une approche méthodique de la mort.
Oui, j’ai ressenti un écart entre notre vécu intime et son approche des victimes. J’ai souvent essayé de me mettre à la place des médecins légistes. Je pense que ça a été un choc pour tout le monde. Le professeur Gérald Quatrehomme m’a semblé fait preuve d’émotion à un seul moment de son témoignage, quand il décrit tous les linceuls noirs alignés devant l’Institut médico-légal. Je pense que pour être à la hauteur de sa mission, pour ne pas flancher, il s’est réfugié derrière ce qu’il connaissait, derrière la technicité des gestes, des protocoles. Il a totalement oublié de réfléchir : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », comme le dit Rabelais. Il s’est caché derrière la technicité de l’autopsie : devant lui se trouvaient alors des cadavres, sans valeur symbolique. Pour nous, il s’agissait de nos défunts.
Vous pensez qu’il est encore possible de réparer les choses ?
Il n’est pas trop tard. Mais pour réparer, il faut assumer. Je suis maîtresse d’école. L’une de mes missions est d’instruire et d’éduquer les jeunes générations, mais aussi de leur apprendre à penser par eux-mêmes, à exercer leur esprit critique. Depuis le début de cette affaire, j’ai l’impression de m’adresser à de grands enfants qui se réfugient derrière des excuses : « Je n’ai fait que mon travail », « J’ai obéi à la réquisition », « J’ai obéi aux ordres pour ceci, j’ai fait comme je voulais pour cela »… Personne ne prend de responsabilité. Tout le monde essaie de se dédouaner, de renvoyer un peu plus loin la charge de ce qui n’a pas fonctionné. C’est la honte. C’est une forme de banalité du mal, au sens de Hannah Arendt. « Je suis propre sur moi, j’ai bien effectué mon travail, je suis satisfait »… Je ne veux pas faire partie des gens qui se taisent, je ne veux pas que d’autres parents soient confrontés à ça. Imaginez que l’on découpe ainsi les corps, sans rien dire aux proches, sans leur permettre de récupérer les organes vitaux. Pour moi, c’est révélateur d’une société qui va mal, qui a perdu du sens. Quand on ne respecte pas les défunts, on ne respecte pas la vie qui vient de s’achever. On ne respecte pas l’amour que leurs proches continuent d’avoir pour eux.
Pensez-vous que cette situation soit spécifiquement liée au contexte d’urgence ?
Je pense que le contexte a accentué les abus, ou en tous cas un manque de discernement. Il y avait une forte pression médiatique, politique, et internationale – certaines victimes étaient étrangères. Mais c’est le professeur Quatrehomme qui a fait le choix d’adopter un protocole d’autopsie complet. Il y avait 25 médecins légistes en tout. Je ne peux pas croire qu’ils aient tous obéi sans broncher, acceptant de prélever des dizaines d’organes sur des enfants de 4, 6 ou 12 ans sans aucun discernement, alors même que les circonstances de la mort étaient connues*. S’ils l’ont accepté, je pense que c’est parce qu’ils en ont l’habitude. Pour moi, ces pratiques ne sont pas nouvelles. Elles émergent et se révèlent dans leur absurdité dans le contexte de l’attentat du 14 juillet. Concernant le manque de discernement dans les prélèvements, le professeur justifie le prélèvement de 11 organes sains ainsi que du bloc utérin sur une victime de 43 ans par la nécessité de déterminer si elle était enceinte au moment des faits. Maître Leroy fait remarquer que l’utérus et les ovaires d’une enfant de 6 ans ont également été prélevés. Le professeur répond que le protocole n’a été transmis qu’à l’oral, et « ne précisait pas qu’il ne fallait pas prélever les ovaires des enfants ».
De telles autopsies auraient également été pratiquées sur les victimes de l’attentat du 13 novembre 2015 ?
Je n’ai aucune preuve, et je n’ai jamais fait la démarche de contacter les victimes endeuillées du 13 Novembre. J’estime que ce n’est pas mon rôle, ni la bonne manière de procéder. Mais en 2019, lors d’une remise d’un rapport sur l’annonce des décès à la garde des Sceaux Nicole Belloubet, j’ai demandé que les organes prélevés à Nice soient rendus aux proches. Arthur Denouveaux, président de l’association « Life for Paris », et Philippe Duperron, président de l’association 13onze15, étaient présents. Ils m’ont entendue. À eux de voir s’ils se sentent concernés. J’ai remarqué que Philippe Duperron était présent lors de l’audition du professeur Quatrehomme.
La restitution des organes d’Amie serait pour vous une étape du deuil ?
Je veux qu’elle puisse enfin reposer en paix. Il est symboliquement important de récupérer le cœur de mon enfant, son encéphale, son foie, ses organes vitaux. Je me suis rendue au cimetière pendant deux ans pour me recueillir devant son urne funéraire, avant de me rendre compte en 2018 qu’elle n’y était pas. Son corps a été dépouillé, vidé de tous ses organes vitaux. Symboliquement, ma fille n’est pas au cimetière : elle est sous scellés. Je me réveille chaque matin en pensant à ces sceaux blancs. C’est très difficile de donner du sens à tout ça. Ma fille était innocente. Elle n’a pas été protégée alors qu’elle profitait de ses amis sur la promenade des Anglais. Elle n’a pas été secourue correctement dans le chaos des événements. Elle a été kidnappée pendant cinq jours, pour qu’au final on nous la rende dépouillée de ses organes. Personne ne mérite de finir ainsi. Les victimes sont des innocents assassinés, et l’État français les découpe en morceaux ? Je pense que ma fille reposera en paix quand je serai aussi en paix avec tout ça. Pour le moment, elle est avec moi. C’est elle qui me donne l’énergie vitale pour ne pas baisser les bras et me battre pour ce qui me semble juste. Je pense que c’est ce qu’elle ferait si elle était encore en vie.
Vous trouvez du réconfort dans la philosophie ?
Cela permet une distance, qui manque quand on est traumatisé. On a les images de cette nuit qui tournent en boucle dans la tête, les cris, les odeurs, les bruits, la panique. On ne parvient plus à réfléchir. J’ai beaucoup de mal à lire des romans, à me concentrer sur une histoire. Au contraire, la philosophie permet de remettre une juste distance, de trouver un apaisement, de donner du sens à ce qui s’est passé. Cela permet de se détacher du traumatisme et de la souffrance. Des textes comme les Pensées de Marc Aurèle ou les Lettres à Lucilius de Sénèque m’apportent du réconfort. Je peux ouvrir les Pensées à n’importe quelle page et trouver une phrase qui fait écho à ma situation, à ce que je peux ressentir dans mes relations avec les autres. Comme un guide intemporel. C’est rassurant de me dire qu’il existe un espace-temps beaucoup plus large que la nuit du 14 juillet 2016. Les réponses des philosophes nous ramènent à ce qu’on est, c’est-à-dire à pas grand-chose. Et si nous ne sommes pas grand-chose, nos souffrances ne sont plus si grandes.
Votre fille cadette, Laurette, s’inspire aussi de la philosophie et de la littérature.
Je veux qu’elle soit heureuse. C’est une manière de lutter contre le terrorisme : m’assurer que sa vie ne soit pas détruite par l’acte qui a pris la vie de sa sœur. Ce que je ne fais pas pour moi, je le fais pour elle. Je veux lui montrer que l’optimisme n’est pas un choix mais une obligation. Que ses parents ou ses grands-parents soient ravagés, c’est une chose. Mais elle a la vie devant elle. J’essaie de porter les bagages pour qu’ils ne reposent pas sur ses épaules. Toutes les démarches que j’entreprends doivent permettre de ne pas transmettre cette souffrance aux générations suivantes. Je bataille seule contre tous, face aux institutions, aux procédures. Je leur tiens tête, et c’est éprouvant. Mais je montre aussi un exemple à ma fille : malgré tout, je me relève, je me bats contre ce qui me semble injuste. Je suis profondément républicaine, attachée à mon pays. Je respecte les lois, les institutions, et ceux qui les représentent. Je pense que certains n’ont pas été à la hauteur, qu’ils doivent rendre compte de leurs erreurs. Tirer des leçons de ce qui n’a pas fonctionné : c’est une façon de renforcer la République.
* En tout, quatre autopsies ont été pratiquées sur des enfants, avec à chaque fois des prélèvements d’organes. Lors de questions des parties civiles à Gérald Quatrehomme, Maître Virginie Leroy a fait remarquer que pour deux enfants âgés de 4 et 6 ans morts sur la promenade des Anglais, la cause du décès avait été déterminée par des examens externes, et que leur situation était en tous points similaire à une autre victime adulte, qui n’a pourtant pas été autopsiée. Gérald Quatrehomme a répondu en disant que les lésions visibles à l’examen externe semblaient « insuffisantes » pour expliquer totalement le décès.
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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