“Baumgartner”, de Paul Auster : le romancier tire sa révérence avec philosophie
Dans un court roman traversé de fantômes, l’écrivain américain met en scène un professeur de philosophie qui lui ressemble par maints aspects.
Les morts nous travaillent, a-t-on coutume de dire. Pour le professeur de philosophie Sy Baumgartner, personnage central du nouveau roman de Paul Auster, ce n’est pas qu’une façon de parler. Dix ans après la mort de sa femme suite à une noyade, le spécialiste de phénoménologie de 71 ans qu’est Baumgartner sent son corps prendre un poids nouveau – celui de la vieillesse ? Le roman s’ouvre par une brûlure, de celle que l’on se fait bêtement lors d’une demi-seconde d’inattention devant une casserole, alors que le professeur travaille à un livre sur Kierkegaard : la pensée sera toujours traversée par les impératifs du corps, semble rappeler la scène, et tous les jurons du monde n’y pourront rien changer. Le professeur se vautre ensuite dans ses escaliers et se blesse au genou, au cas où il lui resterait encore un peu de superbe. Plus tard, il oubliera de plus en plus souvent de remonter sa braguette en sortant des toilettes.
Auster maltraite son personnage pour mieux ouvrir des brèches. L’accident ouvre ainsi la porte à des souvenirs et à des idées. Et si la personne aimée disparue de longue date pouvait nous faire souffrir à l’image d’un membre fantôme ? Certaines personnes amputées d’un membre se plaignent parfois d’avoir à nouveau la sensation du bras ou de la jambe absente, voire de douleurs aiguës. La plupart du temps, le membre fantôme se tient silencieux. Mais il arrive que l’absent se réclame au souvenir en s’adressant au corps de son ancien propriétaire. Merleau-Ponty, sur lequel Baumgartner a écrit sa thèse cinquante ans plus tôt, remarque au sujet du membre fantôme qu’il n’a rien d’une vue de l’esprit, d’une représentation qui serait le fruit de l’imagination. Il est plutôt l’indice d’un « corps habituel » qui « peut se porter garant pour le corps actuel » (Phénoménologie de la perception, 1945). Ce qui devrait être, bien qu’absent, retiré, amputé, prévaut sur ce qui est.
De la même façon, le deuil fait son œuvre. On ne pense plus tous les jours à la personne qui nous manque, ou du moins plus chaque heure – et soudain, une « brûlure » intense, sans raison apparente. Que fait-on avec ça ? Baumgartner creuse le souvenir, fouille dans les affaires de sa femme, dans ses poèmes et ses écrits, qui truffent le récit. Les morts continuent ainsi de nous parler, de se frayer un chemin parmi ceux qui restent.
Après sa femme, c’est le souvenir de ses parents que Baumgartner convoque, un couple aux origines sociales modestes, propriétaires d’une boutique de confection à Newark dans le New Jersey, d’où est également originaire l’auteur. Du côté de sa mère, des Auster – tiens donc. L’absence fait déjà son œuvre, les parents de celle-ci lui restant quasi inconnus. Du côté du père de Baumgartner, il faut chercher outre-Atlantique dans une ville qui a appartenu successivement à la Pologne, à l’Ukraine, à l’Allemagne et à l’URSS, selon les périodes historiques. Mais de ce côté également, le silence et le flou règnent.
Baumgartner pourrait ressembler à un roman du déclin, mais il n’en est rien. Le professeur essaye encore : avec les femmes – même si elles finissent par le quitter, de façon plus ou moins définitive –, mais surtout avec l’écriture. D’ailleurs, Baumgartner est avant tout l’histoire d’un type qui écrit. Toute ressemblance… Oui, sauf que Paul Auster a annoncé qu’il nous livrait probablement là son dernier roman.
Baumgartner, de Paul Auster, vient de paraître aux Éditions Actes Sud, dans une traduction par A.-L. Tissut. 208 p., 21,80€, disponible ici.
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