Bruno Latour : “Nous sommes en situation de guerre planétaire !”

Le 28 mars 2020, deux semaines après le début du confinement, le public français découvrait qu’un philosophe, Bruno Latour, mettait à disposition une « boussole » ou encore un « outil de discernement en six questions ». Ce questionnaire, publié sur AOC et disponible sur le site bruno-latour.fr en dix langues, n’était pas un sondage, précisait le texte de présentation, mais une « aide à l’auto-description ». « Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ? » ; « Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ? » Si l’initiative a suscité l’engouement, il n’était pas évident de saisir sur le moment que cette démarche, en apparence très simple, était adossée à une solide construction philosophique. 

Bruno Latour est aujourd’hui l’un des penseurs les plus commentés, les plus cités dans les articles académiques à travers le monde. Il inspire des générations de chercheurs en philosophie et en sciences sociales. Il a été directeur scientifique de Sciences-Po Paris, a enseigné à Harvard, à la London School of Economics ou encore à l’École des Mines. Or, avec ce questionnaire, il déployait de manière très concrète le fruit de ses réflexions. D’abord, en philosophie, il propose de procéder par enquêtes. La vérité ne peut jamais être décrétée par une seule personne isolée ; elle doit être instituée, c’est-à-dire élaborée et discutée collectivement. L’enjeu de notre temps, c’est ce que Latour appelle le « Nouveau Régime Climatique », la fragilisation des écosystèmes terrestres. Le changement climatique impose de se « déconfiner » de certaines des idées phares de la Modernité, comme celles de « croissance économique », de « progrès » ou encore de « domination de la nature ». Et pour y parvenir, il faut « atterrir », relocaliser la pensée, s’orienter ici et maintenant. 

Cet entretien, qui s’est déroulé dans l’appartement parisien de Bruno Latour, présente sa méthode mais aussi les principaux concepts qu’il a forgés au cours des dix dernières années, notamment dans son Enquête sur les modes d’existence (2012) et Face à Gaïa (2015). Alors qu’il publie un court essai en forme de conte, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, et qu’un livre d’hommages, Le Cri de Gaïa, paraît (tous deux chez La Découverte), il nous a consacré le temps nécessaire à l’exposition de ses idées mais a aussi évoqué sur un ton plus personnel son rapport à la religion, à la maladie et à la mort.

Bruno Latour en 7 dates
1947 Naissance à Beaune (Côte-d’Or)
1972 Reçu à l’agrégation de philosophie
1975 Soutient sa thèse de 3^e cycle (Exégèse et Ontologie) en philosophie à l’université de Tours
1981-2006 Chercheur au centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines
2006-2017 Professeur à Sciences-Po Paris, directeur du médialab et du programme SPEAP en arts politiques
2013 Donne les Gifford Lectures en théologie naturelle à Édimbourg, dont est issu Face à Gaïa. Reçoit le prix Holberg, considéré comme le « Nobel » des sciences humaines, du droit et de la théologie
2020 Lauréat du prix de la Fondation Spinoza, à Amsterdam

La pensée humaine est capable de parcourir de grandes distances, de passer du local à l’universel, de généraliser. Or vous semblez refuser ces sauts, vous vous efforcez de progresser « de proche en proche ». 

Bruno Latour : J’ai toujours eu la volonté de ralentir, de payer le prix des déplacements. L’expression « de proche en proche » apparaît beaucoup dans mon dernier essai Où suis-je ?, et elle était déjà là dans mon premier livre La Vie de laboratoire [1979]. Mon travail consiste en effet en une espèce d’atterrissage de la pensée aussi bien que des actions. Toutes les affirmations demandent à être resituées dans leur contexte, dont dépend leur validité. Prenez : « Je représente la France. » Cette parole est justifiée si elle est émise par une personne qui se trouve dans un lieu précis, à l’Élysée, élue au suffrage universel. Mon obsession a toujours été de relocaliser les énoncés qui paraissent flotter en l’air, dont on ne sait pas à qui ils s’adressent, d’où ils viennent, et dont, par conséquent, on ne peut mesurer ni la pertinence ni la solidité. Cette méthode m’a été inspirée par l’un des maîtres de la sociologie américaine, Harold Garfinkel [1917-2011]. Le premier objet auquel je l’ai appliquée était les sciences, j’ai participé à l’essor de ce qu’on appelle les science studies à la fin des années 1970. Auparavant, les vérités scientifiques avaient l’air de tomber du ciel. Les science studies ont montré qu’elles étaient établies dans des laboratoires, par des expériences, des statistiques, des modèles, des hypothèses et des réfutations. 

Aussitôt, un problème surgit. Prenons une affirmation comme : « L’eau bout à 100 °C. » Avec votre méthode, vous allez montrer que cette formule n’est vraie que parce qu’un certain Santorre Santorio a inventé un thermomètre au XVII^e siècle, puis parce que l’échelle Celsius a été élaborée au XVIII^e siècle. S’agit-il alors d’une vérité universelle ou d’une conclusion à laquelle on arrive par bricolage ? 

L’eau bout à 100 °C est une vérité… à l’intérieur d’un certain réseau d’instruments dont vous parlez.

Mais l’eau bout-elle à 100 °C, oui ou non ?

On ne peut pas sauter au-delà des instruments dont on dispose. Sans observateur pour constater que l’eau bout à 100 °C, cette phrase n’a aucun sens. En fait, il y a un prix à payer pour établir une vérité comme celle-ci. Une fois que la mesure est confirmée expérimentalement, il faut se demander jusqu’où on peut l’étendre. Cette extension d’une découverte scientifique demande des efforts, et l’universel n’est pas garanti. Par exemple, on peut se demander si cette affirmation reste vraie pour l’eau salée. Ou s’il faut que certaines conditions – de pression, entre autres – soient réunies. Nous savons aujourd’hui que le phénomène « l’eau bout » ne se produit pas de la même manière en altitude ou en apesanteur. Vous voyez, on n’avance que de proche en proche. C’est un peu comme si vous disiez : « Est-ce que je peux me rendre en train jusqu’à Vladivostok ? » La réponse est : « Oui, mais seulement parce que des rails ont été posés jusque là-bas. » La science s’ajoute au monde, elle ne le remplace pas.

Prenons un autre exemple, moins expérimental : la première loi de la thermodynamique. Ne nous dévoile-t-elle pas des rapports qui régissent la transformation de l’énergie en chaleur, toujours et partout, sans qu’on ait besoin de poser des rails entre les situations ?