L'esthétique environnementale face au changement climatique
La déplétion des écosystèmes terrestres et le réchauffement climatique secouent l’esthétique environnementale, une discipline méconnue qui a pris son essor il y a quelques décennies. Et posent une question de fond : notre admiration devant les paysages peut-elle rester détachée de toute inquiétude écologique ?
Pour chacun de nous, dans le pli de nos vies, le réchauffement climatique est d’abord affaire de sensations. Nous n’avons pas de perception directe des émissions de gaz à effet de serre, et les rapports des climatologues déroulant différents scénarios pour le XXIe siècle paraissent abstraits, rédigés dans le style froid de l’expertise. Néanmoins, la dimension esthétique nous alerte : nous recevons des faisceaux de signaux au cœur de notre environnement. Nous surinterprétons peut-être certains de ces signes, mais il est des phénomènes inhabituels qui ne laissent guère de doute.
Entre 1999 et 2005, j’ai vécu dans un village de Saône-et-Loire, au sud de la Bourgogne ; je retourne dans ce département plusieurs fois chaque année. L’endroit où je réside est situé à six cents mètres au-dessus du niveau de la mer ; la météo y est d’ordinaire instable, juillet et août zébrés d’averses ; les sources sont nombreuses et l’herbe toujours verte, grasse, abondante. Mais lors des deux derniers étés, les prés ont brûlé comme en Sicile ou dans les Pouilles. Du jamais vu. L’herbe était courte, rase, jaunie, si morte qu’elle dénudait par plaques la terre craquelée. Le sol était devenu dur comme de la poterie. Et dès la fin du mois de juin, nouveauté surréaliste, des cigales chantent – là où je n’ai jamais connu que des grillons. Les cerises et les mûres poussent avec des semaines d’avance. Les champignons ne parsèment plus guère les sous-bois, par manque d’humidité. Dans les années 2000, ne passait jamais un hiver sans une période d’enneigement ; pendant quinze jours, le mercure ne montait pas au-dessus de – 10 °C. J’ai le souvenir de longues promenades en bottes dans les bois et à travers champs, qui nous procuraient la joie de tracer un chemin dans l’immaculé. La neige n’est plus revenue, ou par minces couches vite dissipées par la pluie.
À Paris, le record absolu de chaleur enregistré le 25 juillet 2019, avec un pic à 42,6 °C, m’a laissé un souvenir vif, d’autant plus qu’il correspondait au dernier jour d’un bouclage de Philosophie magazine. La chaleur est généralement associée à la langueur estivale, au farniente, à une immobilité délicieuse – du moins en zone tempérée. Mais cette fournaise était sans douceur, qui rappelait le « vrai climat de la tragédie » évoqué par Albert Camus au mois d’avril 1936 : « La chaleur qui monte sur les quais – Énorme, écrasante, elle coupe la respiration. Odeurs volumineuses de goudron qui raclent la gorge. L’anéantissement et le goût de la mort. Le vrai climat de la tragédie et non la nuit, comme veut le préjugé. » 1 C’est que la chaleur ajoute au poids du monde, quand le froid lui donne une netteté et une résonance de cristal. La tragédie n’est jamais propre, mais poisseuse.
L’usure du papier peint
Le réchauffement climatique est un objet nouveau pour la théorie esthétique. En fait, il pose un problème de définition, car il déjoue les catégories traditionnelles. À partir du XIXe siècle, l’esthétique comme discipline s’est scindée en deux branches. L’une étudie le « beau artistique », c’est-à-dire les qualités des productions artefactuelles [non naturelles ; résultant d’une intervention humaine], comme les sculptures, les peintures, les musiques, les poèmes ; l’autre s’intéresse au « beau naturel », c’est-à-dire aux paysages et aux entités non-humaines.
"Ne sommes-nous pas mis au défi d’imaginer une théorie esthétique qui traite d’objets naturartefactuels ?"
Dans certains cas, la ligne de partage n’est pas évidente à tracer. Si j’admire la corolle et le parfum d’une rose d’une espèce nouvelle, qu’un horticulteur a obtenue par hybridation, suis-je face au beau artistique ou au beau naturel ? Et qu’en est-il du fossile qui a été dégagé de sa gangue, nettoyé, poli ? Dans l’ensemble, et en dépit des incertitudes attachées à certains objets ambigus, la distinction entre beau artistique et beau naturel semble plutôt opérante. Admettons que vous soyez devant un paysage agricole. Au néolithique, cette vallée était probablement recouverte de forêts ; elle a été déboisée, labourée, cultivée ; des murets et des haies y ont été érigés, ainsi que des poteaux électriques ; des chemins et des routes ont été tracés. Le paysage n’est pas vierge de toute activité humaine. Offre-t-il encore un spectacle naturel ? Il n’est pas absurde de soutenir que c’est bien le cas, car le ratissage de l’agriculture ne descend pas très profond. S’il était possible de considérer le panorama à une autre échelle, les changements apportés par l’homme ne sembleraient pas beaucoup plus épais que le papier peint posé sur un volume architectural. Et puis il y a le ciel, les nuages, la géologie, l’eau, le dynamisme intrinsèque des plantes, les animaux non domestiqués qui animent ce paysage et qui ne sont pas artefactuels, même si l’homme a bien sûr exercé sur eux son influence.
Oscar du meilleur film documentaire en 2006, Une vérité qui dérange, film états-unien réalisé par Davis Guggenheim en 2006, repose sur la prestation d’Al Gore, ancien vice-président des États-Unis (1993-2001), dans sa croisade…
Face à la catastrophe environnementale à venir, quel langage employer ? Au Royaume-Uni, la rédaction du quotidien The Guardian a tranché : fini de…
Pourquoi restons-nous aveugles et sourds face à la catastrophe environnementale annoncée? Réponses avec le militant écologiste George Marshall à…
À l’occasion de la sortie de notre hors-série Philosophie du réchauffement climatique, tentez de gagner le livre J’agis pour le…
Pour imaginer des alternatives au réchauffement climatique, les esprits bouillonnent. Panorama des pistes envisagées, de l’écocapitalisme à la décroissance et l’écoféminisme.
Avec son premier film, le documentaire Une fois que tu sais, le réalisateur Emmanuel Cappellin nous entraîne dans une quête scientifique,…
Que serait un paysage champêtre sans ses odeurs de crottin, ses bêlements de chèvres, sans le frisson procuré par le souffle du vent ? Pas…
Au Canada, de plus en plus de réserves naturelles sont gérées par des communautés indigènes, en collaboration avec des scientifiques formés selon les canons…