Chacun cherche sa cadence

« Prendre son temps et ne pas être pris par lui », répète David Le Breton, bien qu’il ait fallu jouer serré pour trouver celui d’échanger avec lui, pris qu’il était par les obligations. Ce professeur de sociologie à l’université de Strasbourg a fait de la représentation du corps humain, de la douleur et des conduites à risques ses principaux sujets d’étude. Dans les expériences dites extrêmes – de fête, de sport, d’alcool ou de drogue –, il distingue un jeu symbolique avec la mort et une tentative d’intensification du sentiment d’exister, une épreuve de vérité que le corps entérine. Il s’appuie aussi sur la littérature pour sonder la valeur existentielle de ces expériences. Dans l’un de ses derniers essais, il se penche ainsi sur nos passages à vide, symptômes d’une tentation contemporaine lorsque « l’effort d’exister » est devenu trop fort : Disparaître de soi (Métailié, 2015). Sans désespérer, il montre combien « la continuité de soi n’est finalement qu’une croyance nécessaire afin de pouvoir vivre. » C’est que l’intellectuel rimbaldien, convaincu que « je est mille autre », penche plutôt pour les identités multiples et le tempo irrégulier, une présence au monde qui ne s’encombre pas du regret pour ce qui a été arraché ou perdu. Adepte de la marche, à laquelle il a d’ailleurs consacré un ouvrage au sous-titre éloquent Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur (Métailié, 2012), il s’enthousiasme encore de la beauté de phénomènes naturels, qu’il prend le temps d’admirer [1]. Que la marche serve assez naturellement à évoquer le cours de nos existences – de la déambulation au sprint – ne l’étonne guère : elle est pour lui une métaphore existentielle, évoquant très explicitement le rapport que nous entretenons avec le monde, lorsque notre esprit bat la campagne, que nous errons ou que nous nous essoufflons. Avec lui, suivons les chemins tracés par cinq témoins ayant fait le choix d’une plus ou moins grande urgence.

“Il ne m’est pas permis d’hésiter”

Delphine Mitilian, chirurgien thoracique et vasculaire

^{Delphine Mitilian en 2018 © Magali Delporte}

« Dans mon service de chirurgie thoracique, je suis confrontée à des urgences qui demandent d’effectuer des choix vitaux. J’ai le sentiment de pouvoir aider, d’être efficace. Être capable d’agir alors que quelqu’un risque de mourir me désangoisse. En général, je sais ce qu’il faut faire, même si prendre cette décision est difficile. Récemment, j’ai été appelée alors qu’un patient crachait du sang. Il ne parvenait plus à respirer et serait mort en quelques minutes. La seule possibilité, c’était de lui inciser la gorge pour lui mettre un tube afin qu’il puisse respirer. Aujourd’hui, il vit. Il ne m’est pas permis d’hésiter. Je me demande parfois comment nous faisons pour supporter un tel stress. La journée commence vers 7  h  45 par une visite des patients opérés la veille, ensuite je suis au bloc jusqu’à 19  h  30. Entre les opérations, je m’occupe de rédiger les comptes rendus, de répondre aux courriers et aux appels, de recevoir les consultations. Je n’ai pas toujours le temps de manger ni de prendre une pause, mais j’essaie de prendre celui d’expliquer avec pédagogie. Je suis d’astreinte deux week-ends par mois. Je dois être disponible pour répondre aux urgences ou réaliser des greffes. Là aussi, il faut pouvoir agir très rapidement. Il y a quelques jours, je dînais chez des amis. Au moment de partir, l’Agence de biomédecine m’appelle pour me dire qu’un greffon est disponible. J’ai dû regarder immédiatement sur un ordinateur pour donner une réponse. Lorsqu’on accepte le greffon, une logistique extrêmement précise se met en place : taxi, avion, préparation du bloc opératoire… J’aimerais alors que le temps passe plus lentement pour se préparer, car il faut qu’il y ait le moins de délai entre le moment où le poumon n’est plus vascularisé et celui où il est implanté. De façon générale, je me repose très peu. Mon équilibre est fait ainsi. Je n’ai pas d’horaires “normaux” et mon esprit est constamment occupé. Le médecin du travail m’a demandé : “Vous vous sentez un peu surmenée ?” Je le suis forcément ! Mais c’est un choix de rythme de vie. Je l’accepte parce que j’adore ce que je fais, sans quoi je ne me serais pas démenée pour rester dans ce milieu très rude, notamment pour les femmes. »