Au rythme des sages

Martin Duru publié le 9 min

Trépidant, saccadé, calme ou contemplatif… les sages sont loin de s’accorder sur le tempo selon lequel il faudrait vivre. Tour d’horizon de six vitesses philosophiques majeures. 

L’immobilité méditative

Éclairée par Lao-tseu (VIe-Ve siècle av. J.-C.)

En montagne ou en bord de mer, s’arrêter pour respirer à pleins poumons et s’émerveiller de l’immensité. En ville, sur une place bondée, s’installer à la terrasse d’un café et prendre du recul par rapport à l’agitation ambiante. À rebours de l’injonction contemporaine à être toujours en marche, réactif et flexible, voici une envie et un défi qui résonnent de plus en plus : opposer au monde vibrionnant une fin de « non se mouvoir » ; se fixer en un point, rien qu’un instant, s’immobiliser pour renouer avec soi et ce qui nous entoure. Cette voie a été tracée par le maître légendaire du taoïsme, Lao-tseu. En son temps, il brocarde déjà la civilisation du toujours-plus et le productivisme effréné : « arrête-toi d’accumuler », « sois désœuvré », enjoint Le Livre de la Voie et de la Vertu. Le sage taoïste pratique le « non-agir » : il renonce à toute ambition, s’abstient de toute initiative venant contrarier le cours des choses. Il s’agit de ne faire qu’un avec le Tao, la Voie, soit la matrice et le fondement de l’Univers. Pour cela, rien de tel que de se fondre dans la nature, de se couler dans son devenir que rien ne doit entraver. Dépouillé de son égoïsme, le sujet fait le vide en soi pour mieux entendre la pulsation du Tout : « accède à la vacuité, tu seras l’axe du monde » – afin d’y parvenir, Lao-tseu préconise de « [concentrer] ses souffles », une technique respiratoire centrale dans la méditation, encore aujourd’hui. Mais il n’est pas indispensable de se mettre en position du lotus pour mesurer la promesse de l’immobilité méditative : s’absorber dans un paysage ou dans le flux urbain suffit. Dans la trêve apportée par la contemplation, le microcosme et le macrocosme entrent en résonance : être statique, loin de nous emmurer en nous-mêmes, permet une observation plus attentive, une écoute plus fine, un élargissement de ses horizons ; cette ouverture est une recherche de l’harmonie perdue avec le monde. 

Sport préféré : La plongée en apnée

Animal favori : La chouette 

Hit musical : Für Alina, d’Arvo Pärt 

Moyen de transport privilégié : Ne se déplace guère…

 

La vitesse de croisière

Éclairée par Montaigne (XVIe siècle)

Il y a le collègue qui impressionne – et stresse un peu… – car il est un pro du multitasking éclair. Et il y a celui, perfectionniste patenté, qui intrigue – et stresse parfois… – parce qu’il travaille très lentement, seule façon pour lui d’être efficace. Chacun a identifié une allure moyenne en phase avec son tempérament. Ce rythme adapté qui permet de tenir la longue distance, correspond à la vitesse de croisière. L’expression s’utilise à propos de bateaux ou d’avions, mais que recouvre-t-elle sur le plan existentiel ? Une manière d’être et de faire où l’on avance en fonction de ses capacités et de ses besoins propres ; on l’a vu, selon les individus, la vitesse de croisière peut varier considérablement. Ce n’est pas une question de chronométrage mais d’usage de soi : l’enjeu est de bien se connaître et de vivre en conformité avec son allant spécifique. Montaigne, ici, est un guide : pour l’auteur des Essais, en effet, « notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos » (lire le cahier central). En tirant les leçons de l’expérience, en s’appuyant sur « la reconnaissance de sa condition », il faut apprendre à « composer ses mœurs » de façon opportune, à imprimer à son existence « l’ordre et la tranquillité » qui convient. Si un trait habituel apparaît – Montaigne remarque ainsi qu’il se plaît à dormir beaucoup ou que son « marcher est prompt et ferme » –, autant l’assumer et lui être fidèle : « C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. » La pleine adhésion à un style ressenti du dedans est le moteur de la vitesse de croisière : on ne se cale pas sur un modèle extérieur, mais sur le sien qui s’est progressivement dégagé et nous transporte à « notre aise », comme dirait Montaigne. Lent comme une micheline ou rapide comme un Mirage ? Peu importe : de l’importance d’être constant, et confiant dans sa démarche, sa dynamique sui generis.

Expresso : les parcours interactifs
Joie d’aimer, joie de vivre
À quoi bon l'amour, quand la bonne santé, la réussite professionnelle, et les plaisirs solitaires suffiraient à nous offrir une vie somme toute pas trop nulle ? Depuis le temps que nous foulons cette Terre, ne devrions nous pas mettre nos tendres inclinations au placard ?
Pas si vite nous dit Spinoza, dans cet éloge à la fois vibrant, joyeux et raisonné de l'amour en général.
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