Exposition “Lacan” au Centre Pompidou-Metz

Clotilde Leguil : “Lacan restitue le mystère de ce qui est vu”

La Rédaction publié le 9 min

De l’amour à la vérité en passant par le genre et la lumière, voici des entrées auxquelles la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil a contribué dans le catalogue de l’exposition Lacan, conçue par Marie-Laure Bernadac et Bernard Marcadé, au Centre Pompidou-Metz. Elle expose ici le rapport singulier qu’entretient le psychanalyste à la vision et au regard.

 

Quel est le rapport de Lacan aux arts ?

Soulignons d’abord que si le sujet a bien été -travaillé dans le milieu de la psychanalyse, c’est la première fois qu’une exposition porte sur le rapport de Lacan aux artistes, notamment à la peinture, et sur l’importance qu’a pris dans son enseignement cette référence au visible, à l’œil et au regard. Ensuite, ce qui est frappant chez Lacan par rapport à Freud, c’est qu’il a vraiment fait du regard une question psychanalytique. Il distingue ce qui peut être perçu et ce qui, dans le visible, nous échappe. Il introduit cette distinction cruciale entre la vision et le regard dans son -séminaire de 1964, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », consacrant quatre leçons à cette question : qu’est-ce que voir ? Je m’y suis intéressée dans ma recherche sur le rapport de Lacan à Sartre, qui fait lui aussi du regard une dimension fondamentale du rapport à autrui dans L’Être et le Néant (1943). Selon le paradigme sartrien, le voyeur regarde par le trou de la serrure et, surpris par le surgissement d’un autre, il se sent objectivé par lui. Lacan lui répond en proposant une autre conception du regard. Il déploie une conception de « l’inconscient--regard », c’est-à-dire de l’inconscient comme ce qui regarde le sujet – tout sujet voyant est d’abord regardé. Il se sert du regard pour rendre compte de l’expérience de l’inconscient, notamment tel qu’on peut l’éprouver à travers le rêve ou le cauchemar, qui nous donnent à voir ou nous montrent quelque chose. Cela met en jeu non seulement le régime signifiant, c’est-à-dire le registre du message inconscient, mais aussi un régime pulsionnel. Car avec cette notion de regard, il explore ce qui est « toujours à quelque degré éludé » et qui est pourtant cause du désir. Lacan définit le regard comme un « objet a », soit un objet cause d’angoisse ou de désir, qui peut surgir dans le rapport à l’autre mais qui n’est pas du même ordre que la parole.

 

Dire qu’une œuvre nous « regarde », cela a-t-il du sens pour Lacan ?

Absolument ! Une œuvre nous regarde. Je songe à l’historien de l’art Daniel Arasse, dont l’histoire rapprochée de la peinture depuis le détail qui fait énigme dans le tableau résonne avec l’approche lacanienne : il déchiffre un tableau tout comme Lacan lit un rêve. Quand Daniel Arasse dit ainsi « qu’on n’y voit rien », au sens où on ne voit pas ce qu’on regarde, Lacan dit lui que, dans un rêve, le -sujet suit une histoire, mais ne voit pas où ça mène. Quelque chose lui est montré mais il regarde sans voir en quel point du rêve il se situe. Il y a un point aveugle que le sujet regarde, comme s’il était finalement regardé lui-même, sans savoir à quel endroit du rêve il est concerné par ce qu’il voit en tant que sujet. Lacan revient sur cette expérience du regard dans le rêve, mais aussi sur la métaphore du regard dans l’analyse à partir d’une merveilleuse analyse du tableau peint par Hans Holbein en 1533, Les Ambassadeurs – il illustre la couverture du Séminaire, livre XI. C’est un tableau connu pour l’anamorphose en bas de la toile. Cette tache n’obéit plus à la perspective et se présente comme énigme dans la représentation. Lacan s’appuie sur la très belle analyse de ce tableau par l’historien de l’art Jurgis Baltrusaitis introduisant l’idée des « perspectives dépravées ». Il montre que ce n’est ni en s’approchant ni en s’éloignant qu’on parvient à déchiffrer l’anamorphose : c’est seulement avant de quitter la pièce, en se retournant une dernière fois, que, depuis un certain angle, la perspective se redresse et que, comme par un effet de surprise, le spectateur voit apparaître une tête de mort dans cette étrange forme ressemblant à un os de seiche. Lacan importe cette considération esthétique en psychanalyse pour en faire un paradigme de l’expérience de l’inconscient. Dans l’analyse, le sujet tente de déchiffrer le mystère de son destin. Il se rapproche, il s’éloigne, il cherche à percer ce qui fait énigme dans son symptôme. Et un jour, la perspective vient à se redresser. Il peut enfin voir ce qu’il n’avait pas pu voir de sa propre destinée.

 

Qu’est-ce que le visible, pour Lacan ?

Il a commencé par s’intéresser au visible via la -conception du « stade du miroir », ce moment où l’enfant reconnaît pour la première fois son image dans la glace et qui, à travers l’image de son corps, peut s’appréhender déjà presque comme sujet. Lacan affirme que c’est d’abord une approche imaginaire, un arrêt sur image, une appréhension de soi depuis l’image du corps. Mais, presque vingt ans plus tard, il donne une autre interprétation du regard. C’est nouveau aussi par rapport à Freud : le regard devient un objet de la psychanalyse. La vision ne relève plus seulement du champ de l’image, elle nous fait saisir quelque chose de ce que Lacan appelle le « réel », qui relève de l’indicible. Comme si ce réel qui a à faire avec le pulsionnel, qui échappe à toute représentation subjective, qui n’est pas de l’ordre du sens, pouvait cependant nous être donné à voir à travers une représentation mystérieuse, qui peut surgir dans un rêve mais aussi grâce à la rencontre avec une œuvre d’art. Un tableau, depuis le point lumineux, peut nous introduire au mystère du réel.

 

Peut-on développer notre sensibilité à ces images qui apparaissent et nous regardent ?

La conception de ces images qui nous regardent est à l’inverse du flux d’images qui nous sont données à voir aujourd’hui sur les écrans auxquels nous sommes surexposés – l’image qui surgit dans le rêve ou dans le cauchemar fait énigme. Voici la thèse de Lacan : le sujet ne voit pas le point depuis lequel il est concerné dans ce qu’il regarde. Ce que Lacan restitue, c’est toujours le mystère de ce qui est vu, là où, aujourd’hui, les images de la toile nous font croire à une certaine transparence du visible et attisent la pulsion de tout voir. Ce qui nous concerne le plus intimement est aussi ce qui nous éblouit, un réel sur lequel on ne parvient pas à ouvrir les yeux tant qu’on est pris dedans, tant qu’on ne s’est pas extrait de ses effets.

 

Éblouissement et aveuglement sont-ils des synonymes ?

L’aveuglement fait immédiatement référence à Freud, dans la lecture qu’il fait de l’Œdipe de Sophocle, avec cette idée d’être aveugle à son propre destin. L’essentiel dans la tragédie œdipienne n’est pas tant l’ambivalence des sentiments à l’égard des parents : c’est plutôt qu’Œdipe réalise son destin sans le voir. Lacan a repris cette question de l’aveuglement à l’égard du destin en ajoutant Œdipe à Colone à la tragédie Œdipe Roi. Cette œuvre de Sophocle montre qu’il y a un après, un cheminement d’Œdipe énuclée vers un ailleurs. Lacan considère ainsi que le vrai voyage commence pour l’analysant lorsqu’il s’aperçoit de son point aveugle. Le moment où Œdipe s’arrache les yeux est aussi le moment où il a vu son destin irrémédiable et tragique. Pour Lacan, le voyage analytique commence par la reconnaissance d’une énigme dans le destin. Mais l’éblouissement introduit à mon sens un degré supplémentaire dans le rapport au « ne pas pouvoir voir ». Pour Lacan, la lumière ne peut s’appréhender uniquement par les règles scientifiques de la vision. Elle ne se propage pas en ligne droite et on ne peut pas l’analyser simplement à partir des principes de La Dioptrique de Descartes. La lumière, c’est plutôt ce qui se diffuse et qui fait tache. Lacan en a fait un objet de la psychanalyse, et il va jusqu’à définir l’inconscient comme « la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre ». Je dirais que l’éblouissement a à voir aussi avec ce que le sujet, dans l’analyse, ne peut pas voir de l’intensité de sa jouissance. Dans son « Hommage fait au Ravissement de Lol V. Stein », un texte sur le roman de Marguerite Duras, Lacan reprend à nouveau cette question du regard. Il évoque ce que Lol voit et ce qui la regarde dans ce qu’elle voit. « Qu’on suive Lol saisissant au passage de l’un à l’autre ce talisman dont chacun se décharge en hâte comme d’un danger : le regard », écrit-il. Voilà une -définition poétique du regard lacanien, un talisman.

 

Il existe beaucoup d’interprétations sur l’achat de L’Origine du monde de Courbet par Lacan. N’est-ce pas le mystère de ce qui est vu, ce noir dont jaillit la lumière, cette origine qui nous échappe, qui ont provoqué chez lui une telle fascination ?

L’œuvre condense effectivement à elle seule le mystère de ce qui est vu, le « dark continent » freudien, l’énigme de la jouissance féminine, autant de points sur lesquels Lacan n’a cessé de revenir. Je dirais que ce tableau de Courbet nous confronte à ce qu’on ne peut pas voir en plusieurs sens. Il nous confronte non seulement à l’énigme de l’origine, du lieu d’où l’on vient, mais aussi à l’énigme de la jouissance féminine. Et c’est en effet cette opacité qui jaillit de la lumière du tableau qui semble indiquer que la jouissance féminine ne se réduit pas à ce qui pourrait se voir. Lacan distingue en effet deux types de jouissance, qui ne sont l’apanage d’aucun des deux genres : la jouissance phallique, qui a trait à la puissance, mais qui comprend aussi un rapport à la limite, et la jouissance féminine, qui renvoie à un illimité corrélatif d’une forme de consentement à une étrangeté à soi-même dans l’amour et le désir. L’expérience de la jouissance féminine, qu’il dit aussi « autre » ou « supplémentaire », déborde le champ du langage. Elle met en échec les pouvoirs de la parole au sens où elle ne peut se dire. Lacan essaie là de frayer une voie à une modalité de jouissance corrélative d’un rapport à l’exigence amoureuse, désobéissant à toute mesure et ne se laissant pas dompter par le symbolique. Je songe aussi en regardant L’Origine du monde au titre du tableau qui nous conduit du côté du point d’ombilic, de ce lieu mystérieux d’où je viens. Lacan a souligné que Freud avait eu cette idée de situer le point d’ombilic dans le rêve – là où le rêve n’est plus interprétable, le nœud originel, indéchiffrable. Il y a là un nœud et un trou. La fin de l’analyse a à voir avec la rencontre de ce point originel, le point depuis lequel le sens est venu s’enrouler dans l’univers signifiant du sujet.

 

Un autre tableau convoque cette idée du regard qui nous regarde, c’est le Narcisse du Caravage, sur lequel Lacan a aussi écrit.

En se penchant sur le mythe de Narcisse selon Ovide et sur ce tableau du Caravage, Lacan apporte une idée très éclairante pour saisir ce qu’il en est de l’extension du narcissisme aujourd’hui, au-delà de la simple jouissance à regarder sa propre image. C’est ce qu’il appelle la tendance mortifère du narcissisme. Au fond, avec le narcissisme, il ne s’agit pas simplement de trouver ses assises dans le monde de l’autre depuis un rapport à sa propre image et depuis le fait de se voir aimable dans le regard de l’autre. Il y a aussi une dimension mortifère. Lacan montre que ce rapport à l’image dans le miroir, à l’image de soi aussi dans l’œil de l’autre, est à la fois structurant, fondamental, et en même temps il comporte une dimension mortifère, qu’il appelle la « tendance suicide du narcissisme ». Car le sujet prisonnier de ce stade du miroir, de ce rapport narcissique à soi, rencontre une impasse puisque cette image de lui-même est aussi bien l’image de l’autre, le captive, le fascine et en même temps le sépare de son désir véritable. Selon Lacan, il y a dans le registre narcissique une dimension agressive et destructrice. Car l’autre, le semblable, n’est supportable que s’il est le même, mais dès qu’autrui se révèle véritablement autre, il apparaît comme une menace.

 

Lacan est souvent cité par les artistes contemporains. En quoi peut-il encore les intéresser ?

On rencontre chez des artistes comme Annette -Messager, Louise Bourgeois ou Sophie Calle, par exemple, un questionnement sur la féminité, sur « l’objet a » – le phallus, les seins –, sur la jouissance, mais aussi sur l’énigme du visible, qui résonne avec ce que Lacan a pu apporter s’agissant du « réel » comme ce qui nous échappe et est irreprésentable. On ne peut qu’être sensible à cet intérêt des artistes contemporains pour ce que Lacan a appelé « l’objet a ». Lacan a approché le visible depuis cette dimension d’énigme, qui peut être appréhendée à travers une œuvre appelant l’interprétation. Sophie Calle interroge ce que c’est qu’un regard en filmant des sujets qui voient la mer pour la première fois. Elle nous montre ce que c’est que de voir vraiment. Elle interroge aussi la jouissance à perdre ou se perdre, qui résonne avec l’approche de Lacan sur la jouissance féminine, comme lieu où un sujet peut se confronter à l’illimité. Si l’on songe à Niki de Saint Phalle, on aperçoit aussi dans le rapport au signifiant des résonances avec la perspective de Lacan. Elle métamorphose ses larmes, « tears », issues de l’abus qu’elle a subi de la part de son père, en « tirs », dans son film Daddy – que Lacan avait vu et dont on peut voir un extrait dans la salle consacrée aux « Noms-du-Père », dans cette exposition. On pourrait dire que l’art est ce qui vient traiter quelque chose du réel et du trauma. Au fond, je crois que de rencontrer ces œuvres nous permet aussi d’apercevoir ce qui se produit dans l’analyse, la métamorphose de la mauvaise rencontre qui a pu, à un moment, faire destin, en autre chose, du côté du désir.

Retrouvez le compte-rendu de l'expo Lacan par Cédric Enjalbert
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