Dans la tête d’un djihadiste

Que cherchaient Amedy Coulibaly et les frères Kouachi en abattant froidement un agent de maintenance, neuf membres de la rédaction de Charlie Hebdo, trois policiers et quatre personnes juives dans un supermarché casher ? Alors que les hypothèses se succèdent pour comprendre ce drame, la France et l’Europe découvrent l’ampleur de ce qui se présente dorénavant comme une menace majeure. On savait que de plus en plus de jeunes partaient en Syrie pour mener le djihad – plus de 2000 Européens dont 1200 Français. Voilà qu’on prend conscience que certains vont revenir sur le territoire et sans doute passer à l’acte. Comment expliquer l’appel du djihad pour un nombre grandissant de jeunes Français ? Comment les repérer ? Les « rééduquer » ? Au cœur de toutes ces questions, une notion énigmatique a surgi – la radicalisation – et son envers, tout aussi mystérieux – la déradicalisation. Mobilisées par les anthropologues et les psychologues aussi bien que par les services de sécurité et de justice, ces notions sont censées rendre compte des voies par lesquelles on entre dans l’action violente au service d’une idéologie radicale et de celles par lesquelles on en réchappe. Mais les stratégies de déradicalisation divergent selon qu’on aborde le phénomène par le biais de la sociologie, de la psychologie ou de la religion, et selon qu’on en confie la charge aux religions, à la société civile ou à l’État. Aussi avons-nous interrogé tous ceux qui s’en réclament aujourd’hui, en France et à l’étranger, comme d’une « arme » pour lutter contre cette nouvelle figure du mal.

La fin du terrorisme politique

« Les terroristes ne sont plus ce qu’ils étaient », constate Marc Trévidic. Ce juge d’instruction, vice-président du pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris, a eu en charge tous les grands dossiers de terrorisme depuis les années 2000. Il a publié en 2013 chez JC Lattès Terroristes. Les 7 piliers de la déraison. « Avant, les terroristes appartenaient à des réseaux très hiérarchisés et inscrivaient leur action sur l’échiquier de la politique internationale. On était dans une forme de rationalité, certes criminelle et cynique, mais cohérente. Aujourd’hui, on voit des jeunes très faiblement islamisés se radicaliser en quelques mois à coups de vidéos intensives. Ils répètent ce qu’ils ont entendu sur Internet : “la fin du monde est proche, c’est dans le Cham – en Syrie – que cela va se passer”. On est dans le mysticisme total. »

Les Kouachi et Coulibaly, eux, appartenaient à la géné­ration intermédiaire, entre les anciennes figures politiques professionnelles du terrorisme et la nouvelle génération, séculière et individualiste, qui part en Syrie sur un coup de tête. Leur itinéraire relève de ce que Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et auteur de Radicalisation (Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2014), qualifie de djihadisme « classique », apparu autour des années 2000 avec Mohamed Merah à Toulouse. Des jeunes citoyens occidentaux issus de l’immigration nord-africaine, élevés en banlieue, au parcours scolaire chaotique, basculent dans la délinquance, font un séjour en prison et se convertissent peu à peu au djihad. Une radicalisation ad intra où l’individu ne part pas à l’étranger mais retourne les armes contre son propre pays en visant une série de cibles précises : les représentants de l’État et des forces de l’ordre – qui empêchent les musulmans de vivre ou de se gouverner comme ils l’entendent –, les juifs – pour leurs liens supposés avec Israël –, et tous les mécréants – y compris les musulmans pervertis par l’occidentalisation.

L’inversion « héroïque » de l’indignité

Selon Farhad Khosrokhavar, il faut distinguer les causes sociales de leur radicalisation (éclatement familial, exclusion) et son combustible religieux (choix du djihadisme, culture du martyre). Au départ, il y a le sentiment d’être enfermé dans un monde clos et déshumanisé, celui de la banlieue. Cette situation produit un affect de rage, que le sociologue appelle la « ghettoïsation intérieure ». Il se traduit dans des comportements de déviance et de délinquance qui conduisent certains en prison. Or la prison est le lieu des rencontres décisives. À ceux qui s’étonnent qu’elle soit le premier terreau de formation des djihadistes, Marc Trévidic réplique : « Les délinquants paumés sont hyperréceptifs à un discours qui leur propose de rompre avec leur vie passée de mécréants pour devenir de bons musulmans. » Il suffit qu’ils tombent sur un « maître à penser » habile qui saura leur démontrer l’oppression dont ils sont l’objet. « La prison, remarque Khosrokhavar, est le creuset où se développe le malaise identitaire des jeunes générations issues de l’immigration nord-africaine, ne serait-ce qu’en raison de leur proportion au sein de la population carcérale : alors que les musulmans ne forment que 8 % de la population française, ils constituent plus de la moitié des détenus. Dans les grandes villes, le taux de détenus se réclamant de la religion d’Allah oscille entre 40 et 70 % de la population carcérale. » (Précisons cependant que le recensement sur la base de la croyance étant interdit, les données officielles n’existent pas.)