Dernier “shot” avant la fin du monde

Aujourd'hui, dans son billet à lire sans modération, Victorine de Oliveira vous offre un dernier verre. Comment avoir la force de refuser ce don (qui appellera peut-être un contre-don ?) quand sont accoudés sur le zinc Mauss, Simmel et Nietzsche ? Réponses pas forcément éthyliques mais totalement philosophiques !

« Tu sais qu’il va te faire mal et que cinq minutes après, tu vas probablement amèrement le regretter. N’empêche. Ce tout petit godet qu’on te tend, si minuscule qu’il tient élégamment entre le pouce et l’index, tu le prends et le bois d’un trait, en renversant bien la tête histoire de ne pas en louper une goutte – de toute façon, ce n’est pas le fond du verre qui changera le cours de l’histoire. Le patron t’a accueillie en le claquant directement sur le comptoir, un large sourire aux lèvres qui ne te demande même pas ton avis : comment avoir le cœur de décliner ? Ce serait après tout terriblement impoli de refuser un cadeau de bienvenue.

C’est devenu presque un jeu : la porte du bar tout juste passée, ce n’est qu’une question de minutes avant que le patron n’incline la tête et la bouteille de ce qui se chargera de réveiller toutes les cellules mortes en toi. “Allez” : l’invitation sonne presque comme une fatalité, pas moyen d’y échapper. Si l’on a lu son Marcel Mauss, on sait qu’un don ne se refuse qu’au prix d’une forme de sécession : tourner la tête devant la main chargée du présent, c’est couper le lien, se soustraire au désir de l’autre de faire société. Il est vrai que le shot est du genre à appeler le contre-don, en vertu de la loi du potlatch : une fois ces quelques gouttes avalées, à ton tour de consommer, ce serait tout de même mal vu de se barrer. Engrenage ? Oui, mais pas de ceux qui broient, plutôt de ceux qui aident à étirer la nuit et ses promesses dans une temporalité ponctuée au rythme du don/contre-don.

Sur l’étagère où se tient Mauss, c’est toujours bien d’aligner Simmel et son analyse du rituel comme à la fois “pont” et “porte” : on répète un geste dans un cadre liturgique pour relier, ouvrir et fermer quelque chose. “Dans un sens immédiat aussi bien que symbolique, et corporel aussi bien que spirituel, nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé”, écrit Georg Simmel dans son article “Pont et porte” (disponible dans La Tragédie de la culture, paru en France chez Rivages). Typiquement le genre de phrase bien tournée pour justifier son alcoolémie – technique rodée de barman à tendance sociologue philosophant.

Pour que ça passe sans qu’on y pense, à défaut de l’Angleterre où le breuvage a peut-être été distillé, on peut se souvenir de Nietzsche et de son amor fati : oui, l’histoire est un éternel recommencement, et mieux vaut y consentir dans l’amour et la réconciliation si l’on veut éviter toute souffrance inutile. L’affirmation surpasse la négation, elle est puissance de vie quand se débattre avec les événements revient à mourir à petit feu. Nietzsche étant de ceux qui cultivent les grandes flammes et les rituels dionysiaques, il fait un excellent compagnon d’ouverture de porte. “On est nécessaire, on est un pan de fatalité, on appartient au tout, on est dans le tout”, affirme-t-il dans Le Crépuscule des idoles. Encore une tactique bien commode pour faire grimper l’addition.

Le shot est de ces catastrophes presque inévitables que l’on voit arriver avec une inquiétude joyeuse. Comme la plupart des événements qu’on anticipe de longue date avec angoisse, ils passent finalement en un éclair – si dommage collatéral il y a, le récit très certainement augmenté, enjolivé, exagéré, ne fera que rejoindre la longue litanie des annales du quartier. À l’heure où l’on disserte de ce qui différencie une bombe sale d’une bombe propre, le shot met tout le monde d’accord sur la saleté incontournable de nos bonnes manières. »

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