“Durée et Simultanéité”, d’Henri Bergson

On connaît les liens qui unissent Bergson à la littérature, et notamment l’influence que ses idées concernant le temps, la conscience de la durée et la mémoire ont pu exercer sur un Marcel Proust ou sur une Virginia Woolf, par exemple. On connaît moins ses rapports avec la science. Le philosophe s’est pourtant intéressé de près aux progrès de la physique contemporaine, et notamment au plus célèbre des physiciens du XX^e siècle, à savoir Albert Einstein. C’est ainsi qu’il y a presque un siècle, alors que la théorie de la relativité triomphe auprès d’un public de plus en plus large, paraît Durée et Simultanéité (Félix Alcan, 1922), où Bergson annonce : « Nous voulions savoir dans quelle mesure notre conception de la durée était compatible avec les vues d’Einstein sur le temps ». Cette nouvelle édition en poche, agrémentée d’une préface du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, nous présente un Bergson différent de celui qu’on croit connaître et permet de mieux saisir les enjeux d’une rencontre qui n’a, finalement, jamais eu lieu.

• Un dialogue entre Bergson et Einstein ? Bergson ne cache pas son admiration pour Einstein, qui est de vingt ans son cadet. Le défi qu’il se lance n’en est que plus ambitieux : confronter sa propre doctrine à « certaines manières nouvelles de penser ». Convaincu de la possible complémentarité de la science et de la philosophie, Bergson ne ménage pas ses efforts pour assimiler et exposer la relativité restreinte et la relativité qu’il appelle « généralisée », multipliant les schémas explicatifs, interrogeant les formules de Lorenz et posant des équations savantes auxquelles il n’a pas habitué son lecteur. Il cherche notamment à comprendre si la « nouvelle physique » peut s’accorder avec le sens commun, et si elle pense le temps comme une donnée universelle et absolue ou un produit de la perception subjective. 
• Une incompréhension réciproque. Bergson a-t-il, pour autant, bien compris Einstein ? Non, à en croire ce dernier, qu’il a personnellement rencontré en 1922, dont il considère dans sa correspondance qu’il « s’est complètement planté », et dont il a cependant « regardé » l’ouvrage en lui reconnaissant « plus de talent littéraire que de profondeur psychologique ». Tout en saluant dans sa préface le courage de Bergson pour s’être colleté avec les textes du physicien, et tout en reconnaissant la difficulté d’assimiler une théorie si nouvelle à une époque où elle n’avait pas encore trouvé une expression très claire pour les non-spécialistes, Jean-Marc Lévy-Leblond détaille quelques « méprises » du philosophe, qu’il explique par sa volonté de ne considérer comme réel que le temps perçu par un sujet. Mais de son côté, Einstein ne semble pas avoir davantage saisi ce qui fait l’intérêt de la  perspective bergsonienne sur le temps !
• L’espace-temps. En dépit de cette déconvenue toute relative (sic), Durée et Simultanéité reste intéressant pour la manière dont Bergson présente ses idées, et notamment lorsqu’il aborde un concept qui se situe au cœur de tous les enjeux mais qui résonne comme un défi pour sa propre théorie : celui d’espace-temps. Alors que toute la doctrine de Bergson refuse la représentation spatiale du temps, la conception einsteinienne d’« un milieu à quatre dimensions qui réunirait espace et temps » ne peut le satisfaire. Pour Bergson en effet, « Temps et Espace ne commencent à s’entrelacer qu’au moment où ils deviennent l’un et l’autre fictifs », c’est-à-dire virtuels, par opposition à l’espace réel et au temps réellement perçu par un observateur effectif. 
• Le réel et le symbolique. D’une manière plus générale, Bergson refuse le présupposé selon lequel « le réel ne serait qu’un cas particulier du virtuel », imposant au philosophe le devoir de « distinguer le réel du symbolique » de fonder son savoir dans la perception faite par un observateur, là où le physicien, comme le mathématicien, peut se satisfaire d’hypothèses formulées in abstracto, détachées de la réalité perçue, c’est-à-dire « imaginées ». Entre la science et la philosophie, la fiction n’est donc pas nécessairement du côté qu’on croit !

Préfacée par Jean-Marc Lévy-Leblond, la dernière édition de poche de Durée et Simultanéité (Flammarion, coll. GF, 2020), d’Henri Bergson, est disponible ici.