Élites, encore un effort pour être libérales !

Alexandre Lacroix publié le 5 min

Comment éviter qu’une élite se transforme en insupportable aristocratie ? Réponse : en lui appliquant impitoyablement les lois de la concurrence. Démonstration dans les pas de l’utopiste Saint-Simon.

Je n’ose imaginer la satisfaction de Saint-Simon, ce penseur politique un peu oublié, mélange de socialiste utopique et de progressiste enthousiaste, lorsqu’il prit sa plume d’oie en 1819 pour écrire ces lignes :

« Supposons que la France perde subitement ses cinquante premiers physiciens, ses cinquante premiers chimistes, ses cinquante premiers physiologistes, ses cinquante premiers mathématiciens, ses cinquante premiers poètes, ses cinquante premiers peintres, ses cinquante premiers sculpteurs, ses cinquante premiers musiciens, ses cinquante premiers littérateurs ;

Ses cinquante premiers mécaniciens, ses cinquante premiers ingénieurs civils et militaires, ses cinquante premiers artilleurs, ses cinquante premiers architectes, ses cinquante premiers médecins, ses cinquante premiers chirurgiens, ses cinquante premiers pharmaciens, ses cinquante premiers marins, ses cinquante premiers horlogers ;

Ses cinquante premiers banquiers, ses deux cents premiers négociants, ses six cents premiers cultivateurs… »

Il dut sans doute reprendre alors sa respiration, s’éponger un peu le front, avant de poursuivre ce massacre virtuel jusqu’à son terme logique – quelques paragraphes plus bas.

Mais de quoi cet homme, qui avait profité de la Révolution française pour spéculer sur la revente des biens nationaux et amasser une immense fortune, passé entre les mailles de la Terreur tout en y laissant sa particule, aurait-il bien pu s’effrayer ?

« Comme ces hommes sont les Français les plus essentiellement producteurs […], il faudrait à la France au moins une génération entière pour réparer ce malheur, car les hommes qui se distinguent dans les travaux d’une utilité positive sont de véritables anomalies, et la nature n’est pas prodigue d’anomalies, surtout de celles de cette espèce. »

Mais il n’avait pas encore achevé sa démonstration, il lui fallait énumérer ceux pour qui il n’aurait pas autant d’indulgence :

« Passons à une autre supposition. Admettons que la France […] ait le malheur de perdre le même jour Monsieur, frère du Roi, Monseigneur le duc d’Angoulême, Monseigneur le duc de Berry, Monseigneur le duc d’Orléans, Monseigneur le duc de Bourbon, Madame la duchesse d’Angoulême, Madame la duchesse de Berry, Madame la duchesse d’Orléans […],

qu’elle perde en même temps tous les grands officiers de la couronne, tous les ministres d’État, tous les conseillers d’État, tous les maîtres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses cardinaux, archevêques, évêques, grands-vicaires et chanoines, tous les préfets et les sous-préfets, tous les employés dans les ministères, tous les juges, et, en sus de cela, les dix mille propriétaires les plus riches parmi ceux qui vivent noblement… »

Expresso : les parcours interactifs
Comment apprivoiser un texte philosophique ?
Un texte philosophique ne s’analyse pas comme un document d’histoire-géo ou un texte littéraire. Découvrez une méthode imparable pour éviter le hors-sujet en commentaire ! 
Sur le même sujet




Article
4 min
Ariane Nicolas

Dans son dernier ouvrage, Contre le peuple (Séguier, 2020), le philosophe qui aime être détesté Frédéric Schiffter démonte la notion de «…

Pourquoi “le peuple” n’existe pas



Article
4 min

Alors qu’on ignore si le krach du siècle est derrière ou devant nous, les experts s’écharpent sur les causes du phénomène. Pour les « économistes atterrés », c’est l’idéologie libérale qui a précipité la crise et qui est encore au…