[Exclusif] Hannah Arendt : “Avoir l’esprit politique, c’est se soucier davantage du monde que de nous-mêmes”
À l’occasion de la publication du Cahier de l’Herne consacré à Hannah Arendt et dirigé par Martine Leibovici et Aurore Mréjen, nous publions avec l’aimable autorisation des ayants droit un extrait inédit du cours que Hannah Arendt prononça à l’université de Chicago à l’automne 1963, dans le cadre de la chaire de science politique qui venait de lui être attribuée. S’inspirant de Thucydide et de Machiavel, mais aussi du personnage d’Achille, qui « choisit une vie courte en échange de la gloire éternelle », elle cherche à arracher la politique à la quête du pouvoir et de la domination pour la recentrer sur l’amour du monde. Un monde d’apparences, où les hommes font l’expérience du commun et de l’égalité.
L’extrait
(Cahier Hannah Arendt © Éditions de l’Herne, 2021)
Introduction à la politique
[2.] Qu’est-ce que j’entends par avoir un esprit politique (politically minded) ? Ici, je dois anticiper ce qui se clarifiera peut-être plus tard. D’une manière très générale, je veux dire par là se soucier davantage du monde – qui existait avant notre apparition et qui continuera d’exister après notre disparition – plus que de nous-mêmes, de nos intérêts immédiats et de notre vie. Je ne parle pas d’héroïsme, mais du fait qu’en entrant dans le domaine politique, ce qui implique toujours de sortir de la sphère privée de notre vie, nous devons nous montrer capables d’oublier nos soucis et nos préoccupations. Par opposition à la “science de la politique” de C. J. Friedrich1 [...]. Amor mundi : l’amour ou plutôt le dévouement au monde dans lequel nous naissons est possible, car nous ne vivrons pas toujours. Être dévoué au monde signifie entre autres choses ne pas agir comme si nous étions immortels. Le courage : l’une des conditions du courage est la mortalité [...]. Pour l’illustrer, souvenez-vous d’Achille qui choisit une vie courte en échange de la gloire éternelle (chez Homère). Selon Socrate, il choisit d’avoir une vie courte pour éviter la honte ou plutôt pour éviter de commettre des actions honteuses, pour la simple et bonne raison que ce sont les actes de l’homme qui rendent le monde meilleur ou pire. Il y a là une analogie avec Machiavel qui, comme d’autres avant lui, disait qu’il aimait plus sa cité que le salut de son âme2. Et ce, alors même qu’il vivait dans un cadre chrétien, où la vie pouvait être éternelle, tout comme pour Achille. Sa remarque n’est pas dirigée contre la religion – car il respectait les ordres nouveaux qui aimaient Dieu plus que le monde ou plus qu’eux-mêmes –, mais contre ceux qui n’aimaient ni Dieu ni le monde, mais seulement leur propre bien et qui se montraient pieux pour bénéficier de récompenses et éviter les châtiments, c’est-à-dire dans leur propre intérêt. Si vous lisez le panégyrique de Périclès dans l’Oraison funèbre de Thucydide, vous constaterez qu’il s’agit d’un éloge d’Athènes : “Contemplez chaque jour, dans sa réalité, la puissance de la cité, soyez-en épris” (Histoire de la guerre du Péloponnèse, II, 43, trad. J. de Romilly)3. Notez bien que la question qui allait prendre tant d’importance avec Platon, à savoir : comment pouvons-nous rendre les hommes meilleurs, non pas en tant que citoyens, mais en tant que personnes, est laissée complètement de côté. La réponse de Périclès est que les actes des citoyens recouvrent leurs faiblesses, car “le bien efface le mal, et l’utilité dans l’ordre public passe le tort causé dans la vie privée” (II, 42)4. En d’autres termes, l’homme n’est pas devenu meilleur, mais le monde est devenu un lieu meilleur où vivre. L’accent est entièrement mis sur Athènes, c’est-à-dire sur le monde.
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