Fabrice Midal : "Laisser faire, tout simplement"
Wittgenstein à l’appui, le philosophe Fabrice Midal propose une vision réjouissante du « ne rien faire ». Sans lâcheté, sans paresse, sans angoisse. De quoi redevenir vivant, dit joyeusement l’auteur de Foutez-vous la paix !
« Ne rien faire » peut signifier deux choses radicalement différentes. Abandonner tout effort, se mettre en retrait de toute activité, démissionner. Mes enfants ont faim. Je ne fais rien. Je les laisse seul. Je glande. Personnellement, je ne vois pas la vertu de cette approche et du discours à la mode sur l’importance de la paresse. C’est d’une pénible banalité.
Mais « ne rien faire » peut aussi signifier « ne plus faire les choses à partir de la volonté, d’une détermination crispée, de l’autocritique perpétuelle ». Alors la proposition devient passionnante et hautement philosophique. C’est là le sens d’une remarque de Ludwig Wittgenstein. Dans Carnets secrets, 1914-1916, il notait : « Lorsqu’on sent que l’on se heurte à un problème, il faut cesser d’y réfléchir davantage sans quoi on ne peut pas s’en dépêtrer. Il faut plutôt commencer à penser là où on parvient à s’asseoir confortablement. Il ne faut surtout pas insister ! Les problèmes difficiles doivent tous se résoudre d’eux-mêmes devant nos yeux. »
Ce que nous propose ici Wittgenstein, c’est d’arrêter la réflexion qui ne fait souvent que compliquer le problème. C’est accepter que les choses ne se font pas toujours pas une décision crispée, unilatérale. Par exemple, si je suis en train de faire une insomnie, plus je me dis qu’il faut que je dorme, moins j’y arrive. En réalité, il en est de même dans nombre de situations : si je suis angoissé, me dire qu’il ne faut pas que je le sois ne conduit qu’à me sentir encore plus mal. Si je souffre d’une addiction quelconque, plus je veux arrêter, plus je me retrouve prisonnier. C’est là toute l’absurdité des slogans comme « lâchez prise », « détendez-vous ». Comment prescrire une action que nous n’arrivons justement pas à faire !
Wittgenstein éclaire ici une illusion métaphysique dont la philosophie moderne tente de nous délivrer. Entre l’activité volontaire et la passivité renonçante, il existe, nous dit-elle, un domaine oublié qu’il nous faut reconquérir. C’est là où le « ne rien faire » est si précieux. Il n’invite à aucune démission, mais à un rassemblement profond de notre être, à la capacité d’écouter, de rencontrer ce qui justement ne se connaît pas encore. Et en effet, quand j’écoute, est-ce que je suis actif ou passif ? Ni l’un ni l’autre. Ces distinctions n’ont aucun sens. Je ne fais rien, je laisse la parole se déployer.
Qu’est-ce que cela implique ? Justement ne pas réagir à ce qui est là en train de se faire, en train de se vivre. Je ne cherche pas à contrôler quoi que ce soit. Je reste néanmoins entièrement ouvert à la situation, disons même que je laisse se faire ce qui est en train de se faire. Je suis au cœur du processus de la vie. C’est là tout le sens de l’intuition chez Bergson ou de la Gelassenheit (« laisser être ») chez Heidegger – où chaque fois il s’agit de ne faire qu’un avec ce qui est plutôt que de vouloir en avoir un contrôle illusoire. Cette découverte est une action au sens le plus profond et le plus éminent.
La posture du « ne rien faire », je l’ai appelée « foutez-vous la paix » pour indiquer que l’enjeu est précisément de faire ce que l’on fait, mais sans cette pression qui est aujourd’hui l’horizon de toute compréhension de l’être humain. Il faut, nous dit-on, apprendre à nous gérer, gérer nos émotions, gérer nos pensées, gérer notre vie, notre santé, c’est-à-dire entrer dans un prétendu contrôle de plus en plus totalitaire de soi. Et c’est là la catastrophe qui explique tant des difficultés.
Vous êtes peut-être déconcertés. C’est bon signe. Car malgré le travail de pensée de la philosophie de Nietzsche, Bergson, Heidegger et Wittgenstein – des grands philosophes modernes –, notre monde reste sourd et muet à ces analyses. Nous avons du mal à accepter que je ne doive pas compter sur ce moi qui se croit centre de toute décision, qui raisonne et qui veut, pour résoudre nos problèmes. Celui-là a toujours perdu d’avance et il s’époumone en vain. Il me faut trouver une forme d’engagement qui soit entré dans le mouvement de la vie, une façon de pleinement redevenir vivant. C’est là tout l’enjeu de ce « ne rien faire », de ce « foutez-vous la paix » qui est à la fois une planche solide, sur laquelle s’appuyer solidement, et une pratique à laquelle nous pouvons nous entraîner.
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