Hors-série « L'amitié »

Francis Wolff : faut-il tout se dire entre amis ?

Francis Wolff, propos recueillis par Sven Ortoli publié le 07 septembre 2022 11 min

Au nom de l’amitié, doit-on faire preuve d’une franchise totale ? Ou bien d’une empathie bienveillante ? Nos amis doivent-ils faire l’objet de notre dévouement aveugle, au détriment de toute idée de justice ? Le philosophe Francis Wolff revient sur les liens complexes qui unissent amitié et vérité.

 

Est-ce que l’amitié s’accompagne d’un devoir de vérité ?

Francis Wolff – Il y a deux façons de considérer cette question. Lorsqu’Aristote déclare : « l’amitié m’est chère mais la vérité m’est encore plus chère », il vise Platon dont il a été le disciple puis l’ami pendant dix-neuf ans avant de s’en séparer pour créer sa propre école philosophique qui est très critique de l’enseignement de l’Académie. Pour Aristote, la vérité philosophique est plus importante que l’amitié. Mais je pense que la question qui vous intéresse concerne le type de vérité que nous devons à l’ami. Or cela nous met souvent face à un conflit de devoirs parce que l’amitié se définit à la fois par la bienveillance mutuelle et par la confiance réciproque. D’un côté, on a le souci du bien de son ami et on ne doit pas le blesser – or, certaines vérités peuvent être désagréables. D’un autre côté, on a le souci de la véracité et on ne doit pas le tromper. Doit-on ou non lui dire telle vérité qui, comme on dit, n’est pas bonne à dire ? La dire, c’est contrevenir à un des principes de l’amitié, la bienveillance. La dissimuler, c’est contrevenir à un autre principe. Dans un cas comme dans l’autre, je trahis l’amitié. Il n’y a pas de bonne solution générale.

 

Prenons l’exemple classique de l’ami(e) qui sait que le compagnon ou la compagne de l’autre le trompe. Que faire ? Dire ou se taire ?

"Le silence et la dissimulation recèlent finalement plus de risques et de maux que la révélation et la franchise" 
Francis Wolff

Dans cet exemple, qui est un motif de vaudeville autant que de tragédie, le conflit de principes est a priori insoluble. Mais quand les principes s’opposent, il faut raisonner par les conséquences : quelles conséquences sont les moins dommageables ? Cela dépend évidemment des cas et des circonstances. Mais au préalable, il faut s’imposer une règle, qui dérive du principe de bienveillance qui définit l’amitié : chercher à faire du bien à l’autre et non à soi. Se demander quel bien (ou quel mal) je vais lui faire en parlant (ou en me taisant), et non pas quel bien (ou mal) je vais me faire en me taisant (ou en parlant). Car je pourrais éprouver du soulagement à ne rien dire, ou – pourquoi pas ? – un plaisir malsain à me prévaloir d’une information inédite. Il faut donc se demander exclusivement : qu’est-ce qui lui fera à lui (ou à elle) le plus grand bien – ou le moindre mal –, à court terme, et à long terme ? La réponse n’est pas nécessairement la même dans les deux cas, et l’amitié vise toujours le long terme. Ceci étant dit, lorsque je ne sais vraiment pas quoi faire parce que la situation est obscure –  et c’est souvent le cas –, ma boussole, ou disons ma morale provisoire, est la suivante : Mieux vaut dire que ne pas dire. C’est ma règle d’or dans tous les rapports humains, et je l’applique toujours lorsqu’il s’agit de relations déterminantes : amis, amours, parents, etc. Cette règle ne signifie pas qu’il faut toujours tout dire mais que, tout bien réfléchi, le silence et la dissimulation recèlent finalement plus de risques et de maux que la révélation et la franchise. À court terme, le mal de dire semble plus grand (l’aveu est en tout cas plus difficile) mais, à moyen ou long terme, c’est la seule façon de sauver une relation, à condition bien sûr que la vérité soit dite avec douceur, tact, délicatesse et sans autre considération que le bien de l’ami.

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