François Crémieux-Cynthia Fleury : à l’épreuve du réel
Tous les deux sont familiers des situations d’urgence. François Crémieux, directeur de l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et ancien « casque bleu » en Bosnie, a connu les terrains de guerre avant de devoir prendre des décisions délicates en temps de crise sanitaire. Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, autrice de La Fin du courage, n’a cessé de s’interroger sur les maux de nos sociétés et le soin à y apporter. Ensemble, ils cernent la forme que prend le courage en démocratie.
François Crémieux : Je ne crois pas qu’il y ait de valeur absolue à la notion de courage. Il n’est pas plus courageux de prendre les armes quand on est militaire que de faire un soin difficile à 2 heures du matin quand on est infirmière. Le courage se définit d’abord par ce que les autres attendent de vous dans les circonstances dans lesquelles vous exercez. Faire preuve de courage aujourd’hui, quand on est un jeune athlétique et qu’on habite à Kiev, c’est probablement, dans le regard des autres, avoir celui extrême de risquer sa vie à la guerre. Cependant, tous les Ukrainiens ne sont pas courageux, et tous ceux qui ne font pas la guerre ne sont pas des lâches. En m’engageant dans l’armée comme « casque bleu » à 25 ans, je n’avais pas plus ou moins de courage qu’aujourd’hui. Seulement, suite au hasard d’une rencontre avec un régiment qui partait en Bosnie, la question s’est posée au jeune militant que j’étais de s’engager volontairement. Maintenant, en tant que directeur de l’Assistance publique à Marseille, qu’attendent de moi ceux avec lesquels je travaille, infirmiers, médecins ? Que j’exerce ma mission, que je décide et que j’assume le réel pour mener le collectif. Je conçois moins le courage comme un appel que comme une nécessité liée à un environnement, à des relations, à une histoire. Des circonstances nous poussent au dépassement de soi, à l’altruisme dans l’action. S’agissant du président Zelensky, qui incarne aujourd’hui une forme de courage, j’ignore s’il a été un humoriste courageux, mais aujourd’hui une nécessité s’impose à lui, et il l’assume avec brio.
“Les circonstances nous poussent au dépassement de soi, à l’altruisme dans l’action”
Cynthia Fleury : Je suis d’accord avec la non-absoluité du courage. Car il repose d’abord sur une intelligence contextuelle. Le courage est une vertu relationnelle, une responsabilité en situation. Ce n’est peut-être pas un appel, mais il s’agit bien de « répondre de », d’être responsable là où d’autres ne le sont pas. Il n’existe pas de courage de façon abstraite, il s’agit toujours d’une expérience concrète. Le courage, c’est précisément la sortie de la théorie. Il nous pousse à assumer le réel sans s’y soumettre totalement. Le courageux, comme l’écrit Giorgio Agamben, considère que l’obscurité de son temps est une affaire qui le regarde, et, en même temps, il va au-devant d’un événement parce qu’il intuitionne la nécessité de faire face, comme si le « Réel » avait besoin d’un point d’appui pour advenir – l’acte courageux, précisément. Prenons Volodymyr Zelensky et les Ukrainiens : qui aurait anticipé la stature de chef de guerre pour le premier, et une telle capacité de résistance pour les seconds ? L’autre particularité du courage est de ménager une place pour la réflexivité, au risque sinon de verser dans l’intempérance et l’action intempestive. Il est ancré dans des valeurs et ne sort pas de nulle part. Il y a des occasions qui nous accomplissent, mais c’est en révélant notre cohérence, lorsque nos paroles, nos actes et nos valeurs s’alignent. Nous sommes ainsi sidérés par la violence délirante et la paranoïa sans borne de Vladimir Poutine, mais aussi très admiratifs face à des civils, ni militaires ni guerriers, qui soudain prennent la parole et s’organisent pour faire face avec un sentiment de confraternité dans l’épreuve. Contrairement à vous, François, je n’ai jamais été sur des terrains de guerre et des théâtres d’opérations. Je n’ai pas eu cette rencontre avec le réel de la mort, mais j’ai fait de la supervision de médecins qui y étaient, pour traiter ce qu’on appelle le traumatisme vicariant, c’est-à-dire pour soigner les soignants.
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