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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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Analyse

Grèce-Allemagne. Un conflit mimétique

Heinz Wismann, propos recueillis par Martin Legros publié le 06 juillet 2012 6 min

Ce n’est pas seulement parce qu’ils sont proches de la faillite que les Grecs font peur aux Allemands. C’est aussi parce qu’ils leur renvoient leur propre image, celle d’un peuple de culture longtemps incapable de faire État. Le philosophe Heinz Wismann éclaire la crise de l’euro par l’histoire longue des nations européennes.

« Pourquoi les Allemands se montrent-ils si intransigeants ? Que redoutent-ils à travers la faillite de la Grèce ? Derrière le problème de la dette, c’est en réalité une question politique qui se joue : l’absence d’État. Les Grecs, auxquels les Allemands s’identifient culturellement, renvoient aux Allemands le miroir de leur propre histoire : celle d’un peuple qui a plongé dans les abîmes pour n’avoir pas, pendant très longtemps, disposé d’un État territorial stable… Les Grecs incarnent aujourd’hui ce que les Allemands ont appris par l’Histoire à ne plus être. Du coup, ce que les Allemands leur reprochent, ce n’est pas tant de s’être endettés de manière inconsidérée, c’est de ne pas se donner les moyens d’édifier le seul outil capable de les sauver.

 

Berlin, héritière d’Athènes

Dans les années 1800, deux modèles dominent en Europe, Athènes et Rome. Les Français ont opté pour Rome : c’est sur le modèle de l’État centralisé et du droit romain que les rois construisent la monarchie absolue. C’est sur le modèle de la rationalité romaine que pensent les Français : le mot “réel” vient du res romain (“chose”), conçu comme une réalité statique, circonscrite, géométrique. Selon Descartes, la pensée doit saisir les choses et se saisit elle-même “clairement et distinctement”. Héritiers de cette obsession romaine de délimitation du réel, les Français ont trouvé très tôt – dès 1648 avec les traités de Westphalie [conclus entre l’empereur Habsbourg Ferdinand III, la France et leurs alliés respectifs pour mettre fin à la guerre de Trente Ans] – le moyen de se fixer comme État-nation dans des frontières naturelles. En réaction, l’Allemagne qui est encore un patchwork de principautés s’identifie à l’autre grand modèle politique, la Grèce, éclatée en une myriade de Cités-États. Sur le plan géographique déjà, les îles grecques renvoient à l’Allemagne l’image de son éclatement institutionnel. Mais les Grecs apparaissent surtout aux Allemands comme ce peuple de culture qui n’a pas vraiment d’État, qui s’est fait absorber par Rome… mais qui a fini par coloniser culturellement les Romains. Avec Schiller, Goethe et le théoricien de l’art Winckelmann, les Allemands s’identifient aux Hellènes : ils se reconnaissent dans la langue et la rationalité grecque, l’autoaffirmation des Cités-États de l’Antiquité les renvoie à leur propre dispersion ; ils se retrouvent dans le rapport à la nature, au devenir, à soi, qui étaient celui des Grecs. Le mot allemand pour désigner la réalité, Wirklichkeit, vient du verbe wirken qui signifie “agir ou produire un effet”. La réalité n’est pas quelque chose qui se laisse circonscrire, mais qui exerce une action. Seul ce qui se manifeste comme force et comme énergie existe. C’est une conception dynamique du réel. Les philosophes l’ont bien compris : Hegel oppose la rationalité taxinomique des Français, qui classe tout dans des catégories préexistantes, à la rationalité dialectique des Allemands, qui s’intéresse à leur engendrement. Heidegger dira même qu’on ne peut faire de philosophie en français et en latin, mais seulement en grec et en allemand. La littérature aussi a pris en charge ce clivage : le roman allemand, du Wilhelm Meister de Goethe à La Montagne magique de Thomas Mann, est un roman de formation (Entwicklungsroman), de développement de la personnalité, alors que le roman français est centré sur l’ascension sociale du héros, qui doit trouver sa place dans un monde déjà constitué. Dans cet Entwicklungsroman, l’individu est appelé à rejeter tout ce qui l’entrave du dehors, afin de devenir lui-même en faisant émerger son être profond, selon la logique de la physis grecque [la “nature”, concept fondamental de la philosophie grecque]. Dans tous les domaines, donc, les Allemands se sont pensés comme héritiers des Grecs.

De 1914 à 1945, les Allemands qui avaient cru pouvoir développer leur génie propre hors du cadre étatique se confrontent aux conséquences de cette illusion. L’entreprise de Bismarck aboutit à la défaite militaire, à la faiblesse politique de la république de Weimar et surtout à la crise économique des années 1920. Les Allemands vivent l’une des expériences les plus traumatisantes de leur histoire, celle de l’inflation. Le fruit de leur travail part en fumée. Mon père qui allait chercher sa paie avec une brouette ne pouvait plus, une fois chez le boulanger, acheter de pain… Cette expérience vertigineuse va s’attacher durablement, dans l’esprit des Allemands, à l’idée de la fragilité de l’État. Ils prennent alors conscience qu’ils ne peuvent pas se contenter d’être une puissance culturelle rayonnante, à l’instar des Grecs anciens. Or l’aventure totalitaire, fondée sur l’idée d’expansion impériale, aura été encore une manière de ne pas affronter cette tâche.

 

Le miroir brisé et le tonneau des Danaïdes

De 1945 à la réunification, l’Allemagne, pour la première fois de son histoire, parvient à se poser dans un État territorial délimité. Les Allemands ont reçu, dans la défaite, ce confort territorial romain et français, même s’ils l’ont adapté en réalisant une synthèse entre l’éclatement grec et l’État romain unitaire : c’est le sens de l’État fédéral. Depuis lors, ils développent toute leur énergie à l’intérieur de ce cadre. La Wirk-lichkeit, le libre déploiement de la réalité allemande, ne peut plus s’épanouir par la conquête territoriale, elle s’opère dorénavant à travers l’économie. Les Allemands, aujourd’hui, sont apaisés ; ils sont plus démocrates que certains de leurs voisins, pourtant rompus depuis plus longtemps à l’exercice de la démocratie. Cela tient au fait qu’ils sont dans des frontières légitimes, reconnues, qui ne bougeront plus.

On comprend mieux alors la position de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce. Cette nation est à l’heure actuelle une nation endettée, sans État digne de ce nom : le gouvernement ne parvient pas à récolter l’impôt, le principe même d’une Chose publique à laquelle chacun doit contribuer n’est pas acquis, le clientélisme et la corruption règnent à tous les niveaux, les services publics sont inexistants ou en faillite, la société est dominée par des réseaux de dépendance et de solidarité opaques. Il ne leur reste que la fierté d’être les premiers Européens de l’Histoire. Or les Allemands ont tellement bataillé pour s’affranchir du modèle d’un peuple de culture qu’ils ne veulent pas contribuer à l’entretenir. Et ils sont d’autant plus sensibles à la situation des Grecs qu’une longue histoire les incite à se reconnaître dans le monde hellène. Ils ne veulent pas donner aux Grecs les moyens de continuer à vivre comme ils le font, parce que la Grèce leur apparaît comme le miroir déformant de ce qu’ils sont enfin parvenus à ne plus être. On est là dans un processus d’identification rompue. Dans la construction de l’identité, il est courant d’avoir peur de ce que l’on a été soi-même, à cause de la menace que cela représente. Le rapport de l’Allemagne à la Grèce n’est plus celui d’une connivence positive et heureuse, mais plutôt celui d’une hantise. Du coup, la pression que les Allemands exercent sur les Grecs n’a d’autre but que de les sommer de se doter d’un État. Mais peut-on obliger du dehors un peuple à former un État ? Alors que les Allemands se contenteraient de quelques gestes forts en ce sens, les Grecs ne montrent aucun signe de leur volonté de se réformer. Tout indique au contraire qu’ils sont attachés à leur pluralisme impuissant.

La zone euro peut éventuellement se passer de la Grèce. C’est dans la logique économique et financière de cette construction, qui ne comprend pas tous les pays européens. Seulement, ce serait une catastrophe pour l’Europe. En effet, si la Grèce est contrainte de sortir de l’euro, c’est l’idée européenne qui se trouve comme désavouée. À l’inverse, si l’on continue à secourir les Grecs sans obtenir d’eux qu’ils prennent des mesures institutionnelles, on risque de voir la monnaie commune disparaître dans le tonneau des Danaïdes. Par où l’on voit que la profondeur historique qui donne sa force au projet européen est aussi ce qui le rend fragile. »

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Article issu du magazine n°61 juillet 2012 Lire en ligne
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