Isabelle Pantin : Tolkien et l’écho d’un monde perdu
Tolkien a d’abord forgé un univers aussi vaste qu’ambitieux, cohérent et minutieux dans le moindre détail, avant d’y situer ses romans. L’écho de cet autre monde mythique est teinté d’une mélancolie profonde qui fait toute la saveur de la fantasy, explique la professeure de littérature à l’École normale supérieure et spécialiste de l’auteur du Seigneur des anneaux Isabelle Pantin.
Au-delà de son récit, Le Seigneur des anneaux s’inscrit dans un monde plus vaste. Est-ce l’une des clefs de la fascination que ce livre exerce ?
Isabelle Pantin — Tolkien le dit lui-même : « Une partie de la “fascination” [pour le Seigneur des anneaux] consiste dans l’aperçu de […] légendes et d’histoires, dont l’œuvre ne contient pas un indice complet. » Le Seigneur des anneaux et Le Hobbit s’inscrivent dans un monde plus vaste, qui possède sa cosmogonie, sa cosmologie, son histoire, ses langues, etc. C’est par l’édification du monde que Tolkien a commencé, les romans sont arrivés ensuite. Tolkien y a travaillé pendant des décennies. Une tâche gigantesque, démesurée s’il en est, qui ne sera d’ailleurs jamais achevée. Tolkien ne viendra pas à bout du Silmarillion, qu’il espérait faire paraître avec Le Seigneur des anneaux. Les brouillons, les réécritures – partiellement publiés dans les douze volumes de l’Histoire de la Terre du Milieu – se sont accumulés pendant des années.
Comment expliquer que la Terre du Milieu soit un monde en soi ?
Tolkien considérait essentiellement qu’un monde de fantasy doit être doté de la « consistance » ou « cohérence » (en anglais, « consistancy ») « interne de la réalité ». Le travail d’imagination s’accompagne donc fondamentalement, pour lui, d’une précision quasi scientifique. « Plus la raison est claire, meilleure sera la fantasy. » Tolkien ne cesse de dessiner des cartes, d’établir des chronologies pour faire concorder les calendriers et les événements, de réfléchir aux incohérences métaphysiques posées par certains de ces choix – par exemple, comment concilier l’immortalité des Elfes et le fait que les Orques soient des Elfes torturés –, etc. Le monde qu’il crée, ou « subcrée » selon ses termes, doit être doté de fondements et suivre une certaine logique. Même la magie doit se produire avec une certaine cohérence, et non comme un deus ex machina complètement arbitraire. La magie, d’ailleurs, reste étonnamment rare dans l’ensemble de ses textes !
Créer un monde, est-ce la vocation de l’art pour Tolkien ?
La fantasy qui invente des choses qui n’existent pas est pour Tolkien une forme « supérieure d’art, la forme en vérité presque la plus pure » ; en tout cas, la « plus subcréatrice ». Et elle est par excellence littéraire : « Dans l’art humain, mieux vaut laisser la fantasy aux mots, à la véritable littérature. En peinture, par exemple, la présentation visible de l’image fantastique est techniquement trop aisée ; la main est susceptible de dépasser la pensée, ou même de la réduire à néant. Il en résulte souvent de la niaiserie ou de la morbidité », écrit-il dans Du conte de fées. Tolkien n’est pas plus tendre avec le théâtre : « Les formes fantastiques ne supportent pas la simulation. » La fixation de l’imaginaire dans une forme visible est, en quelque sorte, incompatible avec une véritable immersion dans la fantasy. « La distinction radicale entre tout art qui offre une présentation visible et la vraie littérature est qu’il impose une forme visible unique. La littérature opérant d’esprit à esprit, elle est donc plus féconde. Elle est à la fois plus universelle et d’une spécificité plus saisissante : si elle parle de pain, de vin, de pierre ou d’abri […] chaque auditeur leur donne une incarnation personnelle particulière dans son imagination. »
Même avec quelques décennies de plus, Tolkien ne serait probablement pas parvenu à « achever » son histoire de la Terre du Milieu…
Tolkien est un artisan minutieux, soucieux du détail ; mais il possède en même temps une vision extrêmement ample. Il ne fut pas toujours facile de faire coïncider ces deux échelles, en particulier lors de la rédaction du Seigneur des anneaux. C’est ce que met en scène la nouvelle Feuille, de Niggle, que Tolkien écrit alors qu’il est bloqué dans la rédaction de l’histoire de l’Anneau : Niggle consacre sa vie à peindre un arbre, mais son travail, comme la construction de la Terre du Milieu, est une tâche infinie. Il passe des jours sur un détail, sur une seule feuille – « incarnation unique d’un modèle » –, dont il constate finalement qu’elle ne s’harmonise plus avec l’ensemble. La cohérence de l’ensemble se défait à cause du détail dans le cadre. La représentation de l’arbre reste donc incomplète, inachevée, insatisfaisante. La frustration s’accroît à mesure que Niggle avance dans son travail. Le tableau de l’arbre reste moins beau, moins riche que l’arbre qu’il voudrait peindre. « Devant lui se dressait l’Arbre, son Arbre, achevé. Si l’on pouvait dire cela d’un Arbre vivant, dont les feuilles s’ouvraient, dont les branches croissantes se courbaient dans le vent que Niggle avait si souvent ressenti ou deviné et qu’il avait si souvent échoué à rendre. Contemplant l’Arbre, il leva les bras et les ouvrit tout grand. “C’est un don !” » Il n’atteindra un état de perfection qu’à la fin de la nouvelle, après la mort de Niggle. Le réel est toujours en excès sur ce que l’homme parvient à saisir ou dire de lui. Le souci d’exhaustivité, de totalité est sans cesse mis en échec.
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