Isabelle Stengers : “Oui, il y a une passion éradicatrice dans la Raison”
Alors qu’elle vient de coordonner un ouvrage collectif consacré au pragmatisme, Au risque des effets. Une lutte à main armée contre la Raison ? (avec Didier Debaise, Les Liens qui libèrent, 2023), la philosophe des sciences Isabelle Stengers revient sur ce courant de pensée américain souvent mal compris. Et en fait un outil pour libérer la Modernité de ses a priori.
Qu’est-ce que le pragmatisme ?
Isabelle Stengers : Vaste question ! Nous nous concentrons avant tout, dans cet ouvrage collectif, sur William James, qui a créé le mot… mais qui ne l’aimait pas trop ! Il y a bien des usages différents du mot pragmatisme. Des usages politiques, notamment : les politiques sont censées être des politiques sans idéologie, réduites à un critère « objectif » d’efficacité. Il s’agit de maximiser un effet déterminé. Ce n’est évidemment pas ce pragmatisme-là que nous explorons. Le pragmatisme qui nous intéresse, celui de James, est un pragmatisme aventureux, « au risque des effets ». Non pas une volonté de dominer une situation selon des critères et des objectifs prédéfinis, mais de prêter attention aux choses et aux idées, aux pratiques et aux savoirs, dans leurs modalités plurielles d’existence, sans censure a priori, et à la manière dont toutes ces choses, dans l’entrelacs des relations qui se tissent entre elles, ont des effets imprévisibles, inattendus, les unes sur les autres. Nos raisons comptent, mais nous ne pouvons pas savoir comment elles participeront aux histoires qui se tissent. Or dire non à un monde qui ne peut offrir aucune garantie parce que c’est un monde qui se fait, c’est faire option contre ce monde, c’est le juger au nom des idéaux qu’il déçoit. Comme si nous avions le droit d’être déçus.
“William James refusait que l’empirisme se fonde sur des opérations de censure. ‘La philosophie ne peut rien exclure’, continuait à sa suite Whitehead”
Le pragmatisme a souvent eu mauvaise presse. Pourquoi ?
On l’a accusé de célébrer la croyance contre la science, ce que rapportent les savoirs plutôt que leur vérité, le relativisme contre l’objectivité. Ce qui est évidemment un faux procès. James n’était pas hostile à la science mais il craignait, comme l’écrit Katrin Solhdju dans notre livre, qu’elle perde son âme en exigeant que ce à quoi elle a affaire se plie à ses exigences. Il appelait les scientifiques à ne pas négliger ce qui fait que des savoirs, des connaissances ou des pratiques importent pour nous, à ne pas essayer de leur donner une valeur de vérité détachée de la manière dont elles font sens dans nos vies, dont elles nous font penser et agir – à la limite, dont elles nous font vivre. Tous les vivants ont des manières plurielles de faire compter des traits de leur milieu, et des manières de se comporter par rapport à ces traits qui importent à un niveau vital. Ce que James critiquait était la Raison, qui s’est précisément construite sur le mode de la réduction, de l’élimination, de la soustraction de ces dimensions d’importance. Dans une large mesure, elle s’est développée comme une entreprise de désintéressement : la science comme savoir dont la vérité se doit d’être littéralement séparée, coupée de tout engagement sauf, bien sûr, celui de ne pas s’engager. Le pragmatisme est une philosophie qui résiste à cette réduction. « La philosophie ne peut rien exclure », disait Alfred North Whitehead : « La philosophie ne saurait négliger les mille facettes du monde – les fées dansent, et le Christ est cloué sur la croix. » Il suivait en cela James qui refusait que l’empirisme se fonde sur des opérations de censure : « Pour être radical, un empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont on ne fait pas directement l’expérience, et n’en exclure aucun élément dont on fait directement l’expérience. » Ce qui ne signifie pas le règne du n’importe quoi. Une chose est de se demander, dans le cadre d’un exercice intellectuel purement théorique, et purement gratuit, quelle preuve nous possédons que les licornes n’existent pas ; une autre est de comprendre le rôle concret, vital, des divinités mais aussi des idées, dans la manière dont une communauté humaine appréhende le monde et le fait compter. Ce que nous appelons croyances a des effets collectifs bien réels, pour le meilleur et aussi bien sûr pour le pire. Mais tous les peuples, sauf ceux que l’on appelle modernes, ont su cultiver des manières de diagnostiquer et de répondre à des intensités qui peuvent devenir dévorantes. Chercher, comme l’exige la Raison, à mettre de côté ces intensités d’attachement, d’engagement, d’intérêt, pourrait bien être la pire des imprudences.
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